conte rural flamboyant célébrant l’esprit de révolte
A l’origine, Sandrine Collette souhaitait composer un « roman terrestre »ancré dans un lieu perdu, du fond des âges. Une histoire dans laquelle on ressent la lenteur des saisons, le froid, la faim, l’ingratitude de la nature, le poids du travail, la violence des maîtres. L’auteur, prix Renaudot des lycéens et prix Giono 2022 pour son dernier roman Nous étions des loupsy parvient de façon magistrale avec Madeleine avant l’aubepublié le 21 août 2024 chez JC Lattès, et qui fait partie des finalistes pour le prix Goncourt.
Un conte qui dynamise les mécanismes immémoriaux de la soumission, à travers l’irruption d’un enfant sauvage dans un monde paysan asservi par la peur et la résignation. Un livre ardent, au souffle romantique puissant, une chanson où tout est »fait de chair et de sang qu’on ne connaît pas, mais qui vit »comme l’écrivait l’immense Giono dans son premier roman, Colline (1929) et dont Sandrine Collette semble la digne héritière.
Dans le hameau reculé des Montées, trois familles paysannes travaillent des terres qui ne leur appartiennent pas dans une région hostile aux hivers interminables. Les jumelles Aelis et Ambre évoluent autour de leurs maris respectifs : Eugène, le forestier, et Léon, le sabotier du village, dans un quotidien rude rythmé par le travail des champs et la peur de leurs maîtres. Ensemble, ils s’occupent de leurs fermes avec les trois garçons d’Aelis. Un jour, leur voisine Rose découvre un enfant perdu dans sa grange, « une fille affamée »jeté là par le destin après un épisode de grand froid. Amber l’accueille, faisant d’elle l’enfant qu’elle ne pourrait jamais avoir. Petit à petit, la petite Madeleine va bousculer leurs habitudes, bravant un à un les interdits dictés par leurs maîtres…
Dans cette chronique paysanne qui pourrait se situer bien avant la Révolution, dans une région qui ressemble au Morvan où Sandrine Collette a posé ses valises, il y a une dizaine d’années, pour écrire des romans, on plonge au cœur d’une communauté d’agriculteurs luttant pour leur survie et liberté.
Au milieu d’une nature omniprésente, personnage à part entière dans le livre, à la fois mère nourricière et ange exterminateur, les hommes œuvrent en permanence pour préserver des vies en sursis. « Il va falloir composer avec la nature, apprendre la patience, accepter que tout soit parfois détruit. (…) Le cycle est rond et infini. C’est source d’épuisement, mais aussi d’émerveillement, car contrairement aux hommes, la nature se remet toujours, même mal, même peu. » Des sentiments contrastés émergent, comme ces jours de joie merveilleusement décrits où chaque famille vient cuire son pain dans le four commun. « Les enfants attendent. Ils pensent aux petits pains bruns qui cuiront à côté des gros et qui leur seront donnés en premier. »Réminiscences rimbaldiennes des petits Effrayé de la Cahiers Douai, écoute »du bon pain à cuire (…) quand sous les poutres enfumées/les croûtes parfumées chantent. »
Une histoire traversée aussi de visions d’horreur, quand le froid et la faim déciment le village, quand il n’en reste plus qu’un peu »de la sciure de bois pour allonger la soupe aux haricots »et que la terre gelée empêche les enterrements. « Les hommes devaient hisser les cadavres enveloppés dans du tissu jusqu’aux branches de grands arbres pour les protéger des prédateurs (…). Il fait d’étranges fruits gelés au dessus des têtes quand on se promène dans la forêt (…), de grandes ombres qui se balancent lentement, se reflétant sur le sol« .
Cependant, l’instinct de survie ne suffit pas à expliquer comment les hommes tiennent malgré tout. Se déroule alors l’hypothèse selon laquelle la force du groupe et les multiples solidarités constituent la seule espérance valable dans un monde sans Dieu. « S’ils savaient le dire, ils parleraient de l’amour – celui des familles et celui du sang, celui de la fidélité et du don, qui leur prend les tripes et les relève quand l’épuisement les fait tomber (…) . Seuls, ils n’auraient rien accompli, mais une fois qu’ils ont compris qu’en s’unissant, tout était possible, ils sont devenus une tribu.« .
Et lorsque la petite Madeleine apparaît, les personnages entament un autre combat, plus souterrain, plus fondamental encore. Dans un univers figé par les servitudes ancestrales, où la soumission est « imprimé dans les gènes »qu’est-ce qui fait qu’un jour l’homme finit par se révolter ? « Ce que nous avons aujourd’hui, nous l’avons, même s’il est minuscule. (…) C’est trop peu et c’est faux, mais cela existe. Avons-nous intérêt à ce que le monde change ? Je ne peux expliquer la capacité des hommes à étouffer leurs propres élans de révolte autrement que par cette incertitude.« .
C’est la question centrale du livre incarné par cet enfant sauvage, « diamant que rien ne coupe. Une âme forte dont la liberté n’a pas encore été érodée par des décennies d’esclavage, contrairement aux autres »qui ont la peur vissée dans leur corps. Transmis par leurs parents et les parents de leurs parents.
Par son esprit d’insubordination face à la cruauté des maîtres qui affament les hommes et violent les femmes, Madelaine saura renverser l’ordre établi, sans crainte et sans remords. D’abord par de petits actes de désobéissance. Chassez un cerf sur les terres du seigneur lorsque l’hiver a épuisé toutes les réserves, simplement pour éviter de mourir de faim. « Nous avons transgressé quelque chose. (…) On le sait de père en fils ou de maison en maison sans même se le dire, c’est presque inné : on ne touche pas aux animaux du maître. Madeleine ne sait rien. Elle le fait, c’est tout » Jusqu’au jour où, devenue jeune fille, elle réalisera la vengeance de sa caste, quitte à en payer le prix. Dès lors, plus rien ne sera plus comme avant. Comme si Madeleine, archétype de l’instinct de révolte, avait semé dans les cœurs les prémisses d’une Révolution dont on imagine, au-delà du livre, surgir bientôt sur les terres glacées du hameau des Montées.
« Madeleine avant l’aube » de Sandrine Collette, éditions JC Lattès, 248 pages, 20,90 euros.
Extrait : « Nous avons l’habitude d’être vigilants. Nous avons l’habitude d’écouter. Ce monde n’offre ni promesses ni certitudes, mis à part le fait que nous allons probablement mourir trop tôt, nos existences sont courtes, sauvages, épuisantes. Mais comme le dit Eugène : c’est normal . C’est la vie de nos parents, et de leurs parents avant eux (page 19).