Comment les milliards de dollars des grandes technologies dictent la course à l’IA
Depuis le succès fulgurant de ChatGPT fin 2022, une poignée d’entreprises se lancent dans une course vers l’intelligence artificielle générative. Leur objectif : devenir le premier à développer une IA générale – ou superintelligence – dotée de capacités supérieures à celles du cerveau humain, et ainsi s’assurer la clé d’un marché au potentiel immense. Pour alimenter cette course, le robinet du financement s’est grand ouvert : des milliards de dollars ont afflué depuis 2023 sur une douzaine de start-up, dont la plus ancienne, OpenAI, n’a été créée qu’en 2015.
Deux ans après ChatGPT, le secteur se consolide déjà. La course coûte cher, très cher : les créateurs de modèles d’IA ont besoin de toujours plus de processeurs Nvidia. Ils valent cependant plusieurs dizaines de milliers de dollars l’unité et sont indispensables à l’amélioration des performances et des modèles de formation. Dans le même temps, les entreprises doivent sortir le chéquier pour arracher les meilleurs scientifiques et ingénieurs aux griffes de la concurrence.
Résultat : au-delà des enjeux technologiques, la course à l’IA se transforme en course au financement. Et à ce jeu où les États-Unis excellent, un trio de tête se démarque, dans l’ombre des géants de la tech. Le déficit financier est tel que se pose une question existentielle pour les autres entreprises, incapables de suivre le rythme.
Trois start-up surfinancées en tête
- OpenAI, leader de la course (environ 20 milliards de dollars levés)
Début octobre, le créateur de ChatGPT a levé 6,6 milliards de dollars, portant sa valorisation à 157 milliards de dollars. Jusqu’à présent, la start-up star de l’IA recevait ses financements presque exclusivement de Microsoft, mais le nouveau tour de table a fait entrer plusieurs entreprises et fonds d’investissement dans son capital. A sa tête se trouve Thrive Capital, dont le fondateur Joshua Kushner est proche du nouveau président des États-Unis, Donald Trump. L’opération est une bonne nouvelle pour OpenAI, dont la codépendance avec Microsoft a attiré l’attention du régulateur, en plus des questions sur sa stratégie.
Même si la concurrence ne cesse de se rapprocher, OpenAI reste en avance à tous les niveaux, que ce soit au niveau des performances de ses modèles ou de la diversité des fonctionnalités de ses outils. ChatGPT, le fleuron de la start-up, peut aujourd’hui écrire, coder, générer des images, servir d’assistant vocal ou encore servir de moteur de recherche. OpenAI a également lancé le premier modèle de raisonnement, baptisé o1, censé ouvrir de nouvelles perspectives de développement pour la technologie, un premier pas vers la superintelligence.
- Anthropic, le challenger (environ 11 milliards de dollars levés)
Fondée par cinq anciens d’OpenAI en désaccord avec leur management, Anthropic s’est rapidement imposée comme le principal concurrent du créateur de ChatGPT. Cette réputation et la performance de son modèle Claude lui ont permis d’obtenir le soutien financier d’Amazon. Cette dernière a injecté 8 milliards de dollars depuis 2023, dont 4 milliards la semaine dernière.
Moins avancé que son concurrent, Anthropic rattrape cependant son retard, et reste le seul à se rapprocher du leader du secteur en termes de ressources disponibles. La bataille entre le duo OpenAI-Microsoft et le duo Anthropic-Amazon ne fait que commencer.
- xAI, la fusée d’Elon Musk (6 milliards de dollars levés, bientôt 11 milliards)
En mai 2024, moins d’un an après son lancement, xAI a levé 6 milliards de dollars, mais ce n’est pas terminé. Les médias américains les mieux informés annoncent déjà une prochaine levée de fonds de 5 milliards de dollars supplémentaires dans les prochaines semaines. Fondée par Elon Musk, financée par la crème du capital-risque américain et actuellement soutenue par le réseau social X (ex-Twitter), la start-up emprunte un chemin différent de ses concurrents.
Une voie plus risquée, où la rapidité d’exécution l’emporte sur la prudence, et où les enjeux politiques occupent une place prédominante. Le sulfureux milliardaire voit sa société comme anti-OpenAI, qu’il juge trop « woke » (progressiste, ndlr). Sa place dans le futur gouvernement de Donald Trump, et son influence potentielle sur la régulation du secteur ne peut être qu’une bonne nouvelle pour xAI.
Les géants de la technologie au centre du jeu
- Google, le numéro deux officieux
Parmi les trois géants du cloud, seul Google a – depuis le début – participé seul à la course à l’IA. Pour ce faire, elle s’est appuyée notamment sur l’expertise de ses équipes de son laboratoire de recherche DeepMind. Financé par les immenses liquidités du groupe (74 milliards de dollars de bénéfices en 2023), le modèle Gemini dévoilé en 2023, concurrent de ChatGPT, s’est immédiatement placé aux premières places des classements de performances.
Plus généralement, Google reste à ce jour la seule entreprise à proposer un concurrent à chaque produit OpenAI, à l’exception du modèle de raisonnement o1. Le Californien a par ailleurs investi plus de 2 milliards de dollars dans Anthropic.
- Amazon et Microsoft, les financiers de la course
Les numéros 1 et 2 du cloud ont dans un premier temps préféré financer la course à l’IA plutôt que d’y participer eux-mêmes. Microsoft a agi en 2019 en se concentrant sur OpenAI. De son côté, Amazon a attendu 2023 pour se positionner sur Anthropic. Et puis malgré des investissements dépassant les dix milliards de dollars, les deux géants technologiques ont également décidé en 2024 de créer leurs propres divisions internes.
Par le même processus de « acquérir » (acquisition par recrutement, ndlr), les deux géants ont mis la main sur les équipes d’Inflection AI (pour Microsoft) et Adept AI (pour Amazon), deux sociétés aux résultats technologiques satisfaisants mais incapables de suivre le rythme imposé par OpenAI. Mais pour l’instant, ces équipes intériorisées ne participent pas directement à la course à la superintelligence.
- Meta, la voiture balai impitoyable
Historiquement, Meta est l’un des bastions de l’IA. Mais lorsque la course a commencé, l’entreprise a choisi de publier ses modèles, baptisés Llama, en open source. En d’autres termes, elle les a mis gratuitement entre les mains du marché, où ses concurrents facturent l’utilisation des modèles. Avec une conséquence terrible : si une IA ne dépasse pas les performances – très élevées – de Llama, son créateur aura du mal à facturer des clients potentiels.
Comme Google, Meta peut s’appuyer sur les dizaines de milliards de bénéfices du groupe pour financer ses efforts. Mark Zuckerberg a également annoncé en début d’année sa volonté de doter l’entreprise d’un nombre record de processeurs Nvidia. Avec le danger, pour le reste de l’écosystème, que la voiture balai prenne les devants et écrase tout le monde sur son passage.
Des challengers en position délicate
Derrière les nouveaux géants de l’IA, l’équation se complique. La start-up française Mistral un par un, les records européens de financement de l’IA ont été battus. Un an et demi après sa création, elle a levé au total plus d’un milliard de dollars de financements. Mais la pépite, qui se targue d’être la plus « capital efficace » du marché (c’est-à-dire le plus efficace, à moyens égaux) se retrouve pris dans un étau.
Dix fois moins financée que ses principaux concurrents, la start-up peine à suivre. Et les pépites de sa taille ont soit été vampirisées par des géants de la tech (Inflection AI, Adapt AI, Character AI), soit ont fait pivoter leur modèle économique, à l’instar de Cohere ou de l’autre espoir européen, Aleph Alpha. Seule Safe Superintelligence, récemment lancée par l’ancien scientifique en chef d’OpenAI, se trouve dans la même situation.
Autrement dit, pour Mistral, trois trajectoires se dessinent. Soit la start-up parvient à se mettre au niveau financier du leader, soit elle est rachetée ou vampirisée par un géant de la tech, soit elle devra se tailler une niche technologique, synonyme d’arrêt de la course à la superintelligence. D’ailleurs, si elle n’a pas abandonné ses ambitions, la jeune entreprise a déjà commencé à intensifier ses efforts dans la conception de très petits modèles, ce qui pourrait être une voie salvatrice pour sa pérennité.