Autour de Marine Le Pen et de Jordan Bardella, un petit cercle de conseillers tente d’anticiper l’arrivée du parti d’extrême droite au pouvoir, en budgétisant son programme et en imaginant un calendrier des mesures à prendre.
« Y a-t-il des vertiges ? Peut-être… Mais chaque jour qui passe, je me prépare à l’exercice des responsabilités. » La séquence, tirée d’un entretien de Jordan Bardella sur France 2, mardi 18 juin, a été republiée sur le compte TikTok de l’intéressé, non sans y ajouter quelques notes de piano. Une manière de répondre aux attaques des adversaires du Rassemblement national, sur l’impréparation du parti d’extrême droite, qui n’a jamais gouverné auparavant et qui compte bien remporter les législatives anticipées pour installer Jordan Bardella à Matignon.
Favoris du vote déclenché par la dissolution de l’Assemblée nationale, le RN est également accusé de détricoter son programme en vue de son éventuelle arrivée au pouvoir. Au siège du parti, les conseillers s’emploient à retravailler le projet présidentiel de 2022, soucieux d’afficher l’image d’un mouvement sérieux et bien préparé à conquérir les électeurs.
Dimanche 9 juin au soir, peu avant les premiers résultats, l’état-major du parti a appris avec surprise qu’Emmanuel Macron dissolvait l’Assemblée nationale, comme le RN n’a cessé de le réclamer pendant la campagne européenne. « Nous ne nous attendions pas à ce que cela se produise si rapidement, nous pensions qu’il convoquerait des élections en septembre, et pas quelques jours avant les JO, ce qui est un peu irresponsable »reconnaît Philippe Olivier, député européen et conseiller de Marine Le Pen. « Dès que nous avons entendu le président annoncer qu’il signerait le décret le lendemain, nous avons rapidement arrêté de célébrer cette victoire et nous sommes immédiatement partis en campagne »ajoute Renaud Labaye, secrétaire général du groupe RN à l’Assemblée.
Au printemps 2023, lors des motions de censure contre le gouvernement d’Elisabeth Borne, la direction lance un « plan Matignon ». L’objectif : disposer d’une liste de 577 candidats, prête en cas de dissolution. « Certains ironisaient encore un peu, même en interne, sur le délire de Philippe Olivier », se souvient un cadre. Depuis des mois, l’état-major du RN demandait aux fédérations de faire apparaître des profils intéressants, d’organiser des auditions, de « parcourir » les candidats. Ce processus anticipé a permis aux cadres de se concentrer sur le programme, mais il n’a pas évité quelques ratés : le RN a dû retirer son soutien à un candidat accusé d’antisémitisme et d’homophobie en Meurthe-et-Moselle, alors qu’un remplaçant dans le Loiret est en attente. fait l’objet d’une plainte pour propos sexistes et antisémites.
En parallèle du blitz législatif, les troupes de Marine Le Pen s’affairent à bâtir leur projet en cas de cohabitation, avant une conférence de presse prévue lundi 24 juin à Paris. Le parti doit en effet adapter son programme présidentiel au scénario de la cohabitation, quitte à retarder certaines mesures phares, comme la fin de la TVA sur un panier de 100 produits alimentaires ou d’hygiène : ce sera pour le vote du budget 2025. , débattu à l’automne. Avant de voter une telle mesure, le RN veut lancer un audit des comptes publics, alors que le déficit a glissé fin Mars, à 5,5% du PIB.
Si l’argument se veut un gage de sérieux budgétaire, il permet aussi justifier l’étalement dans le temps de leurs mesures. Jordan Bardella promet qu’une fois à Matignon, il s’occupera d’abord « les urgences ». L’heure des réformes viendrait à l’automne, ce qui permet de reporter l’épineuse question des retraites, point de désaccord entre le RN et son allié Eric Ciotti. D’autres propositions, comme la suppression de l’impôt sur le revenu pour les moins de 30 ans, ne sont plus évoqués, au risque de décevoir certains électeurs RN. De quoi faire taire les attaques contre le manque de sérieux économique du RN ? Le Medef a vivement critiqué son programme et l’Institut Montaigne, un groupe de réflexion libéral, a estimé qu’il augmenterait le déficit public d’environ 100 milliards d’euros par an.
Passé par Bercy, Renaud Labaye étudie le chiffrage du programme et cherche des moyens de faire des économies, car « il est hors de question que nous présentions une loi de finances rectificative déficitaire, si nous sommes à la tête du gouvernement ». Avec les salariés du groupe RN à l’Assemblée, ce diplômé d’HEC et de Saint-Cyr traque les niches fiscales, et propose de supprimer celle des armateurs, qu’il estime à 1,2 milliard d’euros pour 2024.
C’est également Renaud Labaye qui dirige la rédaction des textes juridiques nécessaires aux mesures d’urgence, celles que Jordan Bardella promet de lancer dès son arrivée à Matignon : la baisse de la TVA sur l’énergie, la « lutte contre l’immigration » et le « renforcer la sécurité et la justice », à travers le rétablissement des peines minimales et du délit de séjour irrégulier. D’autres promesses devront attendre, comme l’interdiction du port du voile dans l’espace public. Un projet de loi, rédigé par l’ancien magistrat Jean-Paul Garraud, est dans les tiroirs depuis 2021. Mais la mesure, qui soulève des questions constitutionnelles, attendra 2027 et une éventuelle victoire présidentielle de Marine Le Pen, a déclaré Jordan Bardella dans un entretien à Parisien.
« Notre programme était prévu pour être mis en œuvre sur cinq ans avec Marine Le Pen à l’Elysée, pas en trois ans et pendant une période de cohabitation. »
Renaud Labaye, secrétaire général du groupe RN à l’Assembléesur franceinfo
Son équipe, dit-il, compile également le fruit du travail des députés RN sur deux ans au Palais Bourbon, notamment les 14 propositions de loi présentées lors de leurs deux créneaux parlementaires (dont aucune n’a été adoptée), afin d’avoir des textes législatifs. « prêt à l’emploi ».
Outre ces questions financières, certains points restent sans réponse. Sur le référendum sur l’immigration, nécessaire pour inscrire la priorité nationale dans la Constitution, autre promesse phare du RN, il y a eu un débat interne sur la possibilité ou non de l’organiser en cas de cohabitation. « Cela ne pourra être mis en œuvre qu’après avoir la présidence de la République », estime enfin Renaud Labaye. Jordan Bardella a donc précisé dimanche Journal du dimanche (JDD) que cette consultation ne serait pas déclenchée avant une éventuelle victoire de Marine Le Pen à l’élection présidentielle de 2027.
Pour la conseiller sur l’aspect institutionnelles, constitutionnelles et européennes, Marine Le Pen a mandaté Jérôme Turot. Enarque, major de la promotion Voltaire (le même que François Hollande), ancien conseiller d’Etat et désormais avocat fiscaliste, l’homme conseille le candidat depuis une dizaine d’années. Son CV s’avère précieux, car il a également travaillé dans le cabinet d’Albin Chalandon, garde des Sceaux lors de la première cohabitation en 1986. Responsable du revêtement de sol des la marge de manœuvre d’un Premier ministre RN en cas de cohabitation, cC’est lui qui a suggéré à Jordan Bardella de prévenir qu’il refuserait Matignon si son parti ne disposait pas de la majorité absolue à l’Assemblée.
Jérôme Turot travaille également sur les leviers juridiques permettant la mise en place de « double bordure » ou encore pour limiter le regroupement familial, des promesses de campagne qui heurtent les traités européens, mais qui pourraient néanmoins se réaliser selon lui. « Le gouvernement Bardella pourrait faire beaucoup de choses, grâce à son pouvoir réglementaire et législatif, et au principe de subsidiarité inscrit dans les traités européens »il assure. Parce que les cadres du RN veulent éviter « piège » d’une cohabitation qui ferait d’eux les « collaborateurs » par Emmanuel Macron, avec un Premier ministre gêné ou éclipsé par le Président de la République.
« Je suis pour une cohabitation combative. Nous avons deux combats à préparer : celui des élections législatives, et ensuite celui avec le président.»
Philippe Olivier, député européen et conseiller de Marine Le Pensur franceinfo
Jordan Bardella étant présenté depuis l’automne 2023 comme le choix de Marine Le Pen pour Matignon en cas de victoire en 2027, il ne faut pas tergiverser sur le choix d’un futur Premier ministre en cas de victoire le 7 juillet.
Reste la question délicate de la composition du gouvernement, que Jordan Bardella et Marine Le Pen souhaitent ouvrir à des personnalités extérieures au parti. « Nous ne nous refusons rien en matière de nomination », promet Philippe Olivier. Une manière de plaider « union nationale » ou pour compenser le manque de profils internes ? Si Eric Ciotti a semble-t-il décroché son ticket pour une nomination ministérielle en s’alliant au RN, la suite du casting est discutée de manière très confidentielle, en cercle très restreint, voire uniquement entre le tandem Le Pen-Bardella. . Les deux dirigeants du parti d’extrême droite se rencontrent également « discrètement » potentiel ministériel.
«Je pense à mon gouvernement»assure Jordan Bardella JDD. Mais personne ne se risque à révéler des noms, arguant qu’il faut laisser de la place à de futurs rassemblements. « Un certain nombre de collègues, considérés comme ministres, me posent des questions sur mon expérience, et sur la manière dont nous recrutons notre cabinet ministériel », confie Thierry Mariani, seul membre du parti à avoir été ministre et secrétaire d’État. Quant aux cabinets ministériels, ils seront faciles à composer, assureront toutes les des cadres interrogés par franceinfo, qui disent avoir reçu de nombreux CV depuis la dissolution, et qui n’anticipent pas de vague importante de démissions dans l’administration.
Jean-Paul Garraud, dont Marine Le Pen avait déclaré en 2022 qu’il serait son ministre de la Justice, pourrait également entrer au gouvernement, même s’il assure que « personne n’est pré-désigné à ce stade ». La magistrate a rejoint le RN en 2019 et a été élue députée européenne. Il fait également partie du cercle restreint qui conseille Marine Le Pen et Jordan Bardella, aux côtés de Philippe Olivier, Renaud Labaye et Jean-Philippe Tanguy, député sortant de la Somme et ex-transfuge du parti de Nicolas Dupont-Aignan.
Jean-Paul Garraud est également membre des Horaces, l’autre cheville ouvrière de la préparation du RN au pouvoir. Ce groupe d’experts créé avant l’élection présidentielle de 2017 compte désormais une soixantaine de membres, en majorité des hommes, chargés de conseiller Marine Le Pen. Diplomates, préfets, chefs d’entreprise et autres experts se réunissent une fois par semaine, en visio ou à Paris, et phosphorent dans une boucle qui crépite davantage depuis la dissolution. « Jordan Bardella et Marine Le Pen sont dans la conversation, elle nous interroge régulièrement sur des sujets précis ou sur l’actualité »explique Jean-Paul Garraud.
« Nous sommes une boîte à outils. Ensuite, il fait ce qu’il veut de nos contributions.
Jean-Paul Garraud, député européen du Rassemblement Nationalsur franceinfo
Les Horace ne sont pas non plus étrangers au tournant amorcé par le parti d’extrême droite à l’été 2017, après la défaite à la présidentielle et le débat douloureux de l’entre-deux-tours. Pour Philippe Olivier, ce moment a été fondateur pour la crédibilité du parti : « Nous avons décidé que nous voulions devenir un parti gouvernemental et nous avons choisi d’arrêter des choses que nous ne comprenions pas, comme la sortie de l’Europe ou de l’euro. Et nous avons changé de nom. » En 2018, le Front National est rebaptisé Rassemblement National. S’il juge aujourd’hui que la stratégie s’est révélée payante, le conseiller reste prudent. « Ôn travaille sur toutes les hypothèses, y compris celle d’une majorité relatif »il explique, avant de rire. « Ce serait aussi le plus simple : on verrait M. Macron gérer son chaos institutionnel, lui qui a transformé la Ve République en Quatrième ! Ce scénario laisserait également au parti trois années supplémentaires pour poursuivre sa préparation.