Comment la nature a inventé l’œil
Il y a environ 540 millions d’années, la vie s’est soudainement diversifiée sur Terre. C’est ce qu’on appelle l’explosion cambrienne. Les ancêtres de la plupart des classes d’animaux modernes sont apparus à cette époque. Et beaucoup de ces précurseurs ont laissé des traces fossiles. D’ailleurs, certains sont très
Bien conservés au microscope électronique à balayage, les scientifiques ont pu reconstruire leur anatomie interne, y compris leurs yeux, et restaurer la façon dont ils voyaient le monde.
« J’étais stupéfaite », se souvient Brigitte Schoenemann, de l’Université de Cologne. « Nous sommes même capables de calculer combien de photons ils peuvent capturer. »
Ces créatures avaient déjà des yeux complexes. Nous n’avons aucune trace de leurs précurseurs plus simples. L’étude des fossiles ne nous dit pas comment des animaux aveugles ont pu soudainement voir leur environnement. C’est un mystère qui a troublé Charles Darwin.
« Supposer que l’œil, avec tous ses dispositifs inimitables (…), ait pu être formé par la sélection naturelle, paraît, je l’avoue volontiers, absurde au plus haut point », écrit-il dans L’Origine des espèces (traduit par Thierry Hoquet, Seuil, 2013). Mais il donne la solution dans la phrase suivante : « Cependant, la raison me dit que si l’on peut démontrer qu’il y a de nombreuses gradations depuis un œil parfait et complexe jusqu’à un œil très imparfait et simple, chaque degré étant utile à son possesseur ; si, de plus, l’œil varie du tout au tout et que les variations sont héréditaires, ce qui est certainement le cas ; et si toute variation ou modification de l’organe peut éventuellement être utile à un animal dans des conditions de vie changeantes, alors notre difficulté à croire qu’un œil parfait et complexe puisse être formé par la sélection naturelle, bien qu’insurmontable à notre imagination, ne peut plus être considérée comme réelle. »
En réalité, les animaux vivants illustrent tous les stades intermédiaires possibles entre les taches photosensibles primitives du ver de terre et les yeux perçants de l’aigle. Nilsson a même montré que les premières peuvent devenir les secondes. Le zoologiste a réalisé une simulation en laboratoire. Elle commence avec une petite plaque de cellules photosensibles pigmentées vivantes. À chaque génération d’une année, la plaque s’épaissit. Elle s’arrondit lentement, passant d’une forme de feuille à une forme de coupe. Elle acquiert ensuite une lentille grossière, qui s’améliore progressivement. Même avec les hypothèses les plus pessimistes, en supposant que l’œil ne progresse que de 0,005 % par génération, il ne faudrait que 364 000 ans pour que la simple plaque devienne un organe pleinement fonctionnel, comparable à un appareil photo. Un clignement d’œil, en termes d’évolution.
Mais les yeux simples ne sont pas qu’une étape. Ils répondent aux besoins des utilisateurs. Chaque bras de l’étoile de mer possède un œil, qui ne perçoit pas les couleurs, les détails ou les objets en mouvement rapide. Mais elle ne poursuit pas les lapins qui courent. Elle a besoin de repérer les récifs coralliens pour rentrer chez elle en toute tranquillité. Ses yeux en sont capables. Pas besoin de développer un mécanisme plus efficace. « Au cours de l’évolution, les yeux ne sont pas
« Ils ne sont pas passés de la médiocrité à la perfection », souligne Nilsson. « Ils sont passés de la réalisation parfaite de quelques tâches simples à la réalisation excellente de nombreuses tâches complexes. » Le zoologiste suédois a intégré ce concept dans un modèle qui retrace l’évolution de l’œil en quatre étapes. Chaque étape est définie non pas par ses structures physiques, mais par ce qu’elle permet aux animaux de faire.