Des célébrations officielles aux incursions dans la pop culture, la figure de Jeanne d’Arc est partout : une femme à la fois puissante et martyre, une icône métamorphe dont le mystère et l’ambivalence enflamment notre époque.
Vendredi 26 juillet, cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris : un cavalier surgit de la nuit, et galope sur la Seine. Si l’on ne voyait pas son visage, caché par un masque, le monde entier reconnaissait la figure de Jeanne d’Arc en armure de cuir métallisé, créée par la Française Jeanne Friot. «Quand Thomas Jolly et Daphné Bürki m’ont contacté, ils m’ont tout de suite parlé de Jeanne d’Arc», raconte la créatrice, qui l’avait déjà incluse dans son défilé printemps-été 2025 intitulé Idoles. « L’idée était de se demander comment le réinterpréter en 2024. »
Des questions que se posait aussi la jeune chanteuse américaine Chappell Roan : le 11 septembre, lors des MTV Music Awards, elle interprétait son tube Bonne chance bébé elle aussi en armure et épée à la main, accompagnée de braves chevaliers gambadant devant un château en feu. Quelques jours plus tard, c’est dans une tenue similaire qu’Angèle posait en couverture du magazine Photo. Tandis que le réalisateur Baz Luhrmann (Moulin-Rouge, Elvis) annonce que son prochain film sera consacré à la vie de l’héroïne française, « l’ultime histoire d’une jeune fille sortant de l’adolescence » ; Jenna Ortega s’est déjà manifestée pour le rôle, déclarant que La Passion de Jeanne d’ArcLe classique muet de Carl Theodor Dreyer (1928) est l’un de ses films préférés : « La performance de Renée Falconetti est absolument folle. Jouer Jeanne d’Arc serait un rêve.
Lire aussi
« Je n’accepte pas d’être touchée ou suivie » : Chappell Roan, nouvelle pop star queer qui tient ses fans à distance
Elle serait loin d’être la première à incarner la Pucelle d’Orléans : outre l’inoubliable Falconetti, sa couronne d’épines, sa robe de bure et son visage baigné de larmes, Jeanne d’Arc a été incarnée au cinéma par Ingrid Bergman, Jean Seberg, Sandrine Bonnaire, Milla Jovovich et Clémence Poésy. Et de Marion Cotillard sur scène, dans Jeanne au bûcheroratorio d’Arthur Honneger. Côté mode, elle a inspiré Thierry Mugler, Jean-Paul Gaultier (qui a créé une pièce à son effigie), Balenciaga et Julien Dosséna chez Paco Rabanne.
Un destin romantique
Qu’y a-t-il de si fascinant chez Jeanne d’Arc ? Son destin, romantique à souhait. A la fois conte mystique (la jeune fille qui entend des voix saintes), fresque de guerre (Jeanne à la tête des armées de Charles VII) et tragédie (son procès et son exécution, brûlée vive en 1431 à 19 ans), elle rassemble tous les éléments d’une saga épique qui donne lieu à des lectures interminables.
Longtemps cachée des récits officiels (une paysanne en ligne directe avec Dieu éclipsant les monarques « de droit divin »), son histoire est réhabilitée au XIXe siècle : « Sa figure se retrouve alors tiraillée entre un courant catholique conservateur, qui revendique une sainteté en devenir (Jeanne d’Arc ne fut canonisée qu’en 1920, NDLR). Et une gauche républicaine qui voyait en elle une patriote, mais aussi une femme du peuple », explique Valérie Toureille, historienne et auteure d’une biographie (Perrin, 2020).
Deux courants qui se radicalisent : au fil du temps, Jeanne d’Arc devient à la fois un symbole nationaliste, repris par l’extrême droite française reprenant l’idée de « chasser » les étrangers de France, et une icône féministe. Les premières à considérer les choses ainsi furent les suffragettes britanniques. Aujourd’hui, cet aspect du personnage fascine Jeanne Friot : « Peu de femmes ont marqué l’histoire en tant que guerrières, prétendantes à des positions politiques. En faisant des recherches sur elle, de nombreux détails m’ont inspiré : elle a refusé de se marier pour pouvoir quitter sa famille, devenir nomade et convaincre le roi de lever une armée alors qu’il ne pouvait pas le faire.
La créatrice, qui imagine une mode engagée et non genrée, met également en avant l’aura queer du personnage : « Elle jouait avec le genre, à une époque où c’était avant tout le vêtement qui le définissait. On sait aujourd’hui qu’elle a été brûlée parce qu’on lui reprochait de porter des vêtements d’homme. Les premiers examens menés par les prélats ne trouvèrent d’abord rien d’anormal aux tenues masculines de Jeanne, car il est incommode de faire la guerre en jupons et la fin justifiait les moyens. Mais les hommes d’Église ralliés aux Anglais rappelés lors du procès de Jeanne d’Arc qui la traversent. – s’habiller contrevenait aux lois divines.
Dans sa prison, Jeanne accepte d’abord de porter des vêtements de femme, qui lui sont volés. Contrainte de revêtir son ancienne tenue, elle est considérée comme une « rechute », deux fois pécheresse. Et donc définitivement condamnable, et condamné.
Une héroïne queer
Jeanne d’Arc, personnage queer ? La thèse existe depuis longtemps, de la romancière Vita Sackville-West qui, en Sainte Jeanne d’Arc (1936), affirme qu’elle est lesbienne, à l’historien Clovis Maillet dans un essai récent, Fluides de genre – de Jeanne d’Arc aux saints trans (Arkhé, 2020). Outre sa chanson Jeanne d’Arc en 2015, Madonna a présenté le rappeur trans Mikky Blanco dans une robe faite maison et une couronne d’épines dans le clip de Ballet sombreen 2019. Quant à Angèle ou Chappell Roan, ils revendiquent leur combat pour les droits LGBTQ.
Et si ces versions de Jeanne d’Arc donnent lieu à des débats parfois houleux, elles s’inscrivent parfaitement dans l’époque, tout comme ses paradoxes. « Ce qui définit Jeanne d’Arc, c’est son ambivalence », comme l’explique Vincent Grégoire, directeur des tendances chez Nelly Rodi : « Nous vivons une période double, où tout se mélange : le réel et le virtuel, les jeunes et les vieux, le masculin. et le féminin… On ne sait pas d’où vient le vent : en ce sens, Jeanne d’Arc remet beaucoup de choses en question. » Et apporterait une lueur d’espoir dans notre monde anxiogène, écho du Le Moyen Âge est souvent décrit comme un « âge sombre ».
Une « newstalgie », selon Vincent Grégoire, une tendance à puiser dans le passé des armes pour l’avenir qui expliquerait aussi les coiffes médiévales de Chappell Roan ou la robe à crinoline portée par Angèle dans les pages du magazine Photo. Mais aussi notre besoin de creuser, en France, le sol de notre culture pour contempler ses racines : « Nous sommes dans une année de grande romance nationale : commémoration du Débarquement, dissolution de l’assemblée, Jeux olympiques, réouverture de Notre-Dame. ..A l’ère de la mondialisation, on se demande ce qu’est l’identité française. Et quand on ne sait pas où l’on va, on s’accroche à d’où on vient. » Quitte à vouloir, pourquoi pas, adopter d’autres perspectives, emprunter aussi d’autres chemins. Plus aventureux, peut-être risqué, mais innovant. Comme Jeanne d’Arc, en son temps.