Comment EDF veut pousser TotalEnergies à financer son parc nucléaire
Le 4 avril, la sentence fait couler de l’encre : « Nous ne voyons que des avantages à ce que Total participe, sous une forme ou une autre, aux investissements dans les réacteurs nucléaires. », a déclaré le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, devant la commission sur les obligations climatiques de TotalEnergies en France. De quoi en rajouter une couche, alors que le patron de la multinationale, Patrick Pouyanné, avait lui-même « proposition de soutien financier à la relance du nucléaire » en France lors du Forum de Davos le 19 janvier.
Mais comment TotalEnergies pourrait-il participer aux investissements colossaux que doit réaliser EDF dans son parc atomique pour l’étendre et le renouveler, alors même qu’il s’agit de deux fournisseurs d’électricité concurrents, et que l’État a acquis 100 % du capital d’EDF en 2023 ?
Des volumes et des coûts qui dépendent de la performance d’EDF
En réalité, TotalEnergies ne deviendrait pas actionnaire d’EDF en tant que tel, avec une participation directe comme pour l’Etat. Mais je signerais ce qu’on appelle un « contrat d’allocation de production nucléaire » (CAPN), un nouveau mécanisme imaginé par l’électricien historique. Le principe : réserver une partie de la production du parc atomique à des usines très énergivores… avec des volumes et des coûts qui dépendraient alors des performances d’EDF. Cette dernière mène actuellement d’intenses négociations avec les industriels en question, dont TotalEnergies qui est non seulement un fournisseur, mais aussi un client très consommateur d’électricité pour ses activités de raffinage de pétrole.
Et pour cause, EDF y gagnerait beaucoup : en concluant ces contrats, elle percevrait des revenus supplémentaires importants de la part de ces industriels. Cela contribuerait au maintien du parc actuel, mais aussi à la construction des futurs réacteurs EPR2 demandés par l’État.
Propriétaires de production
Pour comprendre cela, nous devons examiner le fonctionnement de ces accords. Concrètement, il ne s’agirait pas d’un contrat de fourniture en tant que tel mais d’un partenariat industriel, explique EDF. Et la différence n’est pas seulement sémantique : alors que les premiers ne peuvent être signés que pour des durées de trois à cinq ans maximum en raison des règles antimonopoles européennes, les seconds peuvent s’étendre sur une durée bien plus longue, jusqu’à 15 ans, tout en restant conformes aux Règles de Bruxelles. Les constructeurs concernés auraient donc le statut de coproducteurs, et non de simples clients.
« Ils deviendraient propriétaires de la production. Pas du parc, car EDF garde la responsabilité deopérateur il y a tellement de contraintes et d’exigences », explique Stanislas Landry, Directeur Grands Comptes EDF.
Et ils en profiteraient. Tout d’abord, un prix garanti » pas très loin des coûts de production d’EDF », note l’économiste Jacques Percebois, spécialiste des marchés de l’électricité. Sortiedonc l’incertitude et la volatilité intrinsèques au marché : sur les volumes couverts par le accord, le prix serait plus proche du prix de revient des centrales électriques ; une aubaine, alors que de nombreuses entreprises, dont EDF, estiment que les prix de l’électricité vont augmenter dans les décennies à venir.
Ainsi, quelques industriels ont déjà signé une lettre d’intention pour sécuriser une partie de leurs futurs approvisionnements : la société GravitHy pour la production de fonte réduite bas carbone à Fos-sur-Mer, ArcelorMittal, ainsi qu’une troisième société qui n’a pas souhaite communiquer, selon EDF.
Enthousiasme limité
Et pourtant, au-delà de ces quelques exemples, l’enthousiasme reste très limité. TotalEnergies n’a en effet pas encore annoncé d’accord avec EDF malgré la position prise par son PDG lors du forum de Davos. Surtout, les lettres d’intention se comptent encore sur les doigts d’une main, même si le système est disponible depuis plusieurs mois et qu’il existe près de 800 entreprises électro-intensives en France, de la sidérurgie à l’aluminium, en passant par les aciéries, produits chimiques, fonderies et même fabrication du papier.
La raison, si l’on en croit l’Uniden (qui représente les industries françaises énergivores) : être « associé au productible (nucléaire) et ses risques industriels et commerciaux » représente un « facteur d’incertitude majeur « .
En effet, puisqu’il ne s’agit pas d’un simple contrat de fourniture, les signataires ne recevraient pas un volume fixe d’électricité à un prix prédéfini, mais une part calculée en pourcentage de la production réelle de l’ensemble du parc atomique sur toute la durée de l’accord. , et dont le prix varierait en fonction du prix de revient des centrales. Autrement dit, si EDF rencontrait des difficultés importantes pour faire fonctionner ses réacteurs, comme ce fut le cas en 2022 et 2023, l’industriel en paierait directement le prix.
Sur ce point, EDF se veut rassurant. Son argument : pour des raisons de concurrence, un contrat d’allocation de la production nucléaire (CAPN) ne pourra couvrir que 50 à 60 % des besoins d’un industriel, afin qu’EDF ne monopolise pas tous les clients électro-intensifs en France. Ainsi, quel que soit le niveau de production, les clients du CAPN bénéficieront d’environ 7 % des volumes générés par l’ensemble du parc, soit 24 térawattheures (TWh). Résultat : » Comme nous resterons propriétaires de 93 % des installations, nous maintiendrons l’incitation à produire le plus possible et au meilleur prix. », assure Stanislas Landry.
Des coûts initiaux importants
Mais malgré ce discours, des réticences demeurent. Il faut dire que l’entreprise signataire d’un CAPN devrait également verser une avance importante, c’est-à-dire une contribution initiale couvrant les investissements réalisés par EDF sur son parc de production, ainsi que les frais de fin d’année. vie du parc (démantèlement post-exploitation et traitement des déchets). Or, cet apport peut représenter jusqu’à 1/3 du chiffre d’affaires de ces entreprises ! » Il y a un arbitrage à faire : placez-vous ces milliards dans le financement, en partie, des réacteurs, ou investissez-vous ailleurs, comme vos propres outils de production ? », note Jacques Percebois.
À cela s’ajouteront les frais fixes liés à l’exploitation du parc, année après année, pendant les 10-15 années du contrat. C’est à dire ce qu’EDF dépense réellement pour les centrales concernées, notamment pour leur entretien. » Nous refacturons le pourcentage de ces montants à nos clients CAPN », explique Stanislas Laudry. Enfin, les constructeurs devront payer une part variable correspondant au coût du carburant consommé.
» Boîte noire «
Toutefois, ces conditions ne sont pas négociables. » Nous appliquons de la même manière le pourcentage sur les frais, les dépenses courantes et les avances. Tout le monde paie proportionnellement la même chose. La négociation se fait uniquement sur le besoin de volume », précise Stanislas Laudry.
» Nos concurrents non européens n’ont ni cette exposition au risque de production et industriel, ni cette charge de préfinancement auprès d’EDF. », affirmait il y a quelques semaines le président de l’Uniden, Nicolas de Warren, dénonçant un « Boîte noire « .
» Nous avons besoin d’un prix compétitif et prévisible. Les Américains comme les Chinois ont accès à des contrats à long terme à des conditions souhaitables. », a ajouté Alexandre Saubot, président de France Industrie, lors d’une audition au Sénat en mars.
Une critique lancée par le PDG d’EDF, Luc Rémont, lors de son audition au Sénat avant-hier. » Ce n’est pas une dépense comme s’il n’y avait rien devant ! Cette avance donne droit à une production nucléaire qu’ils peuvent consommer ou revendre (…) Aux États-Unis, il n’y a pas de prix pour le CO2, il faut comparer à l’identique. Les prix de nos voisins européens sont structurellement inférieurs aux nôtres, hors Espagne », a-t-il rétorqué.
» Les discussions sont longues car on change profondément de modèle », ajoute Stanislas Landry. Au-delà de l’accès réglementé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), qui permettait aux utilisateurs électro-intensifs d’accéder à une partie de la production d’EDF à prix cassés, ces entreprises étaient en fait habituées à des contrats de fourniture simples, avec un volume garanti à un prix fixe sur trois ans maximum. Reste à savoir s’ils utiliseront ce nouvel outil. EDF l’espère en tout cas et compte sur la signature de quatre lettres d’intention supplémentaires d’ici cet été.