Comment Ariane 6 a réussi à doubler ses cadences de vol
La nouvelle fusée européenne prépare son deuxième lancement cet été, prévu fin 2024. ArianeGroup s’appuie sur une nouvelle organisation industrielle afin de servir un carnet de commandes bien rempli.
Un mois après son vol inaugural réussi le 9 juillet dernier, Ariane 6 se prépare à son deuxième décollage, qui sera également sa première mission commerciale. En décembre 2024, la nouvelle fusée européenne doit placer en orbite basse le satellite militaire CSO-3 pour le compte du ministère des Armées. Ce premier vol commercial sera effectué par une Ariane 62 (avec deux boosters, NDLR) qui, en succédant à Soyuz, qui a lancé les deux premiers satellites CSO, démontre qu’il est le lanceur de souveraineté de l’Europe « , souligne Stéphane Israël, président exécutif d’Arianespace.
Il faudra donc attendre cinq mois avant le deuxième vol. Un délai qui peut paraître long. En réalité, » Il s’agit d’un délai assez court pour un nouveau lanceur lourd cryogénique. :en moyenne, un an s’écoule entre un premier et un deuxième vol « C’est un vol qui va être très rapide, mais qui ne sera pas le seul », assure Carine Leveau, directrice des transports spatiaux au Centre national d’études spatiales (CNES). A titre de comparaison, le deuxième lancement de Vulcan Centaur, conçu par Lockheed et Boeing, est prévu entre septembre et décembre 2024, soit neuf à douze mois après le vol inaugural en janvier dernier. Quant à la Falcon 9, la fusée de SpaceX, elle a redécollé six mois après son premier vol, en juin 2010.
Problème de désorbitation de l’étage supérieur
Désormais, » Il s’agit de procéder à un « retex », un retour d’expérience, comme le font les militaires après avoir testé sur le terrain un nouveau système de combat. La première Ariane Le 6 était équipé de capteurs pour collecter des données. Si une anomalie ou une panne est détectée, cela permet de régler un équipement ou un système pour les corriger avant le deuxième vol. « , explique Florent Collet, directeur du cabinet Avencore. « Pendant environ trois mois, nous analyserons précisément toutes les données et la télémétrie, afin de valider toutes les opérations et manœuvres effectuées depuis le décollage et la qualification du système de lancement. « , confirme Carine Leveau.
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Mais l’une de ces manœuvres, la désorbitation du dernier étage, ne s’est pas déroulée comme prévu. L’ordinateur de bord d’Ariane 6 a arrêté prématurément l’APU (moteur auxiliaire), interrompant la procédure de désorbitation. Au lieu de plonger vers la Terre et de se désintégrer lors de son passage dans l’atmosphère, le dernier étage s’est transformé en débris en orbite.
Le CNES, chargé de la construction du pas de tir d’Ariane 6, a également inspecté les installations au sol, très sollicitées lors du décollage. « Nous avons trouvé le pas de tir en très bon état. De même, le réglage très fin de la cinématique d’ouverture des bras qui entourent la fusée avant le décollage a bien fonctionné. Ils se sont bien ouverts lorsque l’ordre d’allumage des boosters a été donné. « , précise Carine Leveau. Ces bras préfigurent un nouveau système d’accrochage d’un futur étage réutilisable, avant le contact avec le sol. Cela permettrait de s’affranchir des pieds d’atterrissage (comme ceux du Falcon 9), inutiles pour la mission, tout en réduisant le poids du lanceur.
Deux nouvelles versions plus puissantes
Avant le deuxième vol, le CNES s’apprête à transmettre la responsabilité de l’exploitation du pas de tir à ArianeGroup, le constructeur de la fusée. Ce dernier continuera toutefois à s’appuyer sur l’expertise technique de l’agence spatiale. Car Ariane 6 a déjà commencé à évoluer, avec l’entrée en service prévue en 2026 d’une nouvelle version, baptisée Evolution ou Block 2. Le CNES participera à l’adaptation du pas de tir à ces A62 et A64 (avec 4 boosters) plus puissants. Conçue pour être polyvalente – capable de lancer tous types de satellites sur toutes les orbites sur différents plans au cours d’une même mission – Ariane 6 élargira son enveloppe de vol et renforcera ses capacités de charge utile. Elle doit être capable de lancer le futur cargo spatial européen, qui doit effectuer un vol de démonstration en 2028.
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Une Ariane 6 survitaminée, baptisée Block 3, fait également l’objet de discussions entre l’ESA (Agence spatiale européenne), ArianeGroup et le CNES. Cette Ariane 6 surpuissante est destinée à effectuer des missions lunaires, dans le cadre du projet d’atterrisseur lunaire logistique européen Argonaut, annoncé par l’ESA mi-juillet. L’engin, destiné à donner à l’Europe un accès autonome à la Lune, pourra transporter 2,1 tonnes de matériel, des instruments scientifiques, de l’eau, de la nourriture, des éléments d’habitat pour les astronautes à la surface et même un rover. Cinq missions sont prévues d’ici 2030.
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ArianeGroup achève actuellement la production de la deuxième Ariane 6, l’étage principal étant confié au site français des Mureaux et l’étage supérieur à celui de Brême, en Allemagne. Quelque 6 fusées sont actuellement à différents stades de production, dont la première A64, qui doit décoller au second semestre 2025 pour déployer un lot de plus de 30 satellites pour le compte de Kuiper, la constellation Amazon.
« Une accélération du rythme »
Le défi industriel est considérable. « Après deux Ariane 6 en 2024, nous visons 6 lancements en 2025, 8 en 2026, 10 en 2027 et ensuite nous prévoyons d’adopter une vitesse de croisière, avec entre 9 et 11 vols par an « , explique Stéphane Israël. « Avec Ariane 6, le système industriel change de paradigme pour réussir l’augmentation de cadence. Il passe d’un mode de production proche du prototypage, avec des cadences réduites – 5 Ariane 5 par an maximum -, vers une production industrialisée avec deux fois plus de lanceurs Ariane 6 par an en moyenne « , explique Maxime Bremond, directeur chez Avencore.
Pour relever le défi, ArianeGroup applique des méthodes issues de l’industrie aéronautique. Et ce, en s’appuyant sur l’expertise d’Airbus et de Safran, ses coactionnaires. Un effort important a été entrepris pour moderniser et spécialiser les usines. Tout comme l’optimisation des processus de fabrication, la standardisation de certains systèmes et éléments du lanceur et la digitalisation. L’objectif ? Réduire les coûts, les cycles de fabrication et gagner en efficacité.
Assouplissement de la règle du « retour géographique »
Malgré ces efforts, » Ariane 6 n’est pas encore suffisamment compétitive pour se passer du soutien public. La règle du retour géographique (GEO) (chaque pays reçoit une charge de travail alignée sur sa contribution financière, sans tenir compte des compétences et des coûts, NDLR) est restrictive et fige l’organisation industrielle, notamment en limitant la concurrence entre sous-traitants « , notent Maxime Bremond et Florent Collet. Or, les 600 fournisseurs des 13 pays financeurs de l’ESA (sur 22) représentent 65% de la valeur ajoutée de la fusée.
ArianeGroup n’a pas pu les choisir ni négocier les prix. Une situation dénoncée par Airbus et Safran. Après des discussions tendues, l’ESA a accepté d’assouplir la règle de retour des GEO. En contrepartie d’une subvention de 140 millions par an jusqu’au 15et Mission Ariane 6 entre 2025 et 2027, puis entre 290 et 340 millions entre le 16et et 42et D’ici 2029, l’agence exige d’ArianeGroup et de ses fournisseurs une réduction de coûts de 11%. Les renégociations des contrats sont en cours.
Depuis le succès du vol de qualification en juillet dernier, Ariane6 a suscité de nombreuses marques d’intérêt, tant de la part d’acteurs institutionnels que d’opérateurs privés.
Stéphane Israël, Président exécutif d’Arianespace
Les industriels doivent être au service des clients. Ariane 6 est déjà un succès commercial, avec 29 missions à réaliser au carnet de commandes, dont 18 pour le compte de Kuiper, 5 missions Galileo (GPS pour le compte de la Commission européenne) et 6 missions réparties à parts égales entre les opérateurs de satellites télécoms Eutelsat et Intelsat. « Depuis le vol de qualification réussi en juillet, Ariane 6 a suscité un vif intérêt tant de la part des acteurs institutionnels que des opérateurs privés. Le dialogue s’est intensifié »précise Stéphane Israël. De nouveaux contrats devraient être annoncés en septembre.
Un mois qui sera marqué par le tout dernier vol de Vega, la petite fusée italienne. Le 3 septembre, elle doit lancer le satellite Sentinel-2C du programme d’observation de la Terre Copernicus. Avant la fin 2024, ce sera au tour de Vega C, la nouvelle version du lanceur, de reprendre du service, deux ans après l’échec de son premier vol commercial, qui a conduit à la suspension des vols.