LA SÉLECTION LITTÉRAIRE DU FIGARO – Le romancier, essayiste, familier aux lecteurs de Figaroest décédé subitement le mardi 16 juillet. Il laisse derrière lui plus de quarante ouvrages, allant des romans aux essais en passant par les nouvelles.
Selon les mots de ceux qui l’ont connu, Benoît Duteurtre avait « l’une des plumes les plus acides » de notre paysage littéraire. Il était agacé par l’automobile, inquiet de l’évolution des villages, il détestait les téléphones portables dans les trains… C’était un esprit réfractaire, admirateur de Marcel Proust et de Houellebecq, ami de Sempé et de Milan Kundera. Cet arrière-petit-fils de René Coty, diplômé en musicologie et grand spécialiste de l’opérette, critique littéraire et musical est décédé mardi 16 juillet à l’âge de 64 ans. Il laisse derrière lui une œuvre riche d’une quarantaine d’ouvrages, dont cinq livres que nous vous invitons à redécouvrir.
Michel Déon disait de ce roman qu’il était le « portrait d’une société en décomposition », ajoutant : « Malheureusement, implacablement précis. » Dans Météo amusanteRecueil de nouvelles primé par l’Académie française en 1997, l’auteur décrit l’époque dans laquelle il vit. Sa plume est vive, acérée, mais au fond, tendre. Météo amusante Ce n’est pas son premier roman – il faut remonter à 1985 avec Sommeil perdu – et déjà, on sent la patte de l’écrivain, son esprit sarcastique, qui n’épargne rien ni personne. En l’occurrence, ici, ses contemporains.
Dans une critique du Figaro littéraire, l’écrivain Michel Déon raconte : « On peut regarder ce recueil de nouvelles impressionnistes comme le tableau naïf d’une société qui a perdu le nord. La solitude écrase les personnages de ces six sketches, mais loin de comprendre qu’ils barbotent dans le néant, ils croient que la vraie vie est là. Et tout conspire à les aveugler : le bruit. Un langage convenu, une sexualité totalement dénuée de sentiments et l’image qui, autant que le bruit, les traque partout où ils vont, leur interdisant le moindre retour à eux-mêmes.
Lire aussiÉtienne de Montety : « Parmi mille dons, la musique, la littérature, Benoît Duteurtre avait celui de l’amitié »
Benoît Duteurtre dresse le tableau cruel d’une séance de dédicaces en province. L’écrivain entre dans l’arène, découvre son lecteur, mais ce n’est pas la rencontre du gladiateur et de la bête sauvage, c’est la rencontre de deux inconnus dont l’un, le lecteur, croit connaître l’autre. Ce face-à-face peut tourner à l’absurde. Accablé par les vedettes de la télévision et les politiques qui signent leurs livres les uns après les autres, l’écrivain mesure l’étendue de son isolement. Il est toujours fier de ne pas appartenir à l’économie de marché. L’écriture et l’art sont devenus des objets de commerce. Il n’avait pas initialement vocation à être un calicot ou un jambon. Entraîné dans la spirale, le créateur se révèle être un toton entre les mains de son marchand.
En 2001, la réédition Folio de Météo amusanteavait été préfacé par son ami Milan Kundera qui soulignait « La comédie de l’insignifiant » par l’auteur. Sur la couverture du livre, on pouvait voir un dessin d’un autre de ses amis, Sempé, représentant une jeune femme assise devant un café, son téléphone portable posé sur la table, le visage comme grêlé de piercing. Un clin d’œil à l’œuvre déjà bien amorcée de Duteurtre : drôle, sensible et impertinent.
Benoît Duteurtre, on le comprend, était souvent d’humeur moqueuse dans ses livres. Le voyage en Francerécompensé par le prix Médicis en 2001, ne fait pas exception. Le livre raconte l’histoire d’un jeune Américain qui part à la découverte de la France. Le francophile a des images d’Epinal en tête : la baguette sur l’épaule, le béret, la tour Eiffel, Claude Monet, Voltaire… Il pense que notre bonne vieille France est toujours « le pays des artistes et des poètes ». Voilà Candide au XXIe siècle ! Comme on pouvait s’y attendre, le jeune Américain est plein de désillusions dès son arrivée. Il va rencontrer un Français qui rêve d’Amérique. Visions croisées de cultures et de lendemains désillusionnés.
Le critique et écrivain Sébastien Lapaque analysait dans Le Figaro littéraire du 11 décembre 2001 : « Le style de Benoît Duteurtre est volontairement froid. L’auteur se met toujours à la bonne distance pour observer les aspects ridicules de notre modernité. Rien n’échappe à son regard. Ne comptez pas sur lui pour changer quoi que ce soit dans notre société. Il semble tellement s’amuser à le faire. Benoît Duteurtre est un homme de goût, ce qui est finalement assez rare. Il aime naturellement Milan Kundera et Guy Debord, Samuel Beckett et Michel Houellebecq, The New Yorker et Jean-Jacques Sempé. Rien n’est forcé chez lui. Poser ne fait pas partie de sa panoplie d’écrivain. C’est reposant. »
En 2001, Duteurtre avait déjà écrit une dizaine d’ouvrages : des romans, un recueil de nouvelles et deux essais. Ce n’était donc pas son premier essai. L’auteur Antony Palou a noté : « Ses héros sont des gens ordinaires qui n’arrivent pas à franchir la barrière de l’intégration sociale. Ils sont légèrement névrosés. Ils vont de déception en déception sans se vexer. Ils ont le sourire aux lèvres et le rictus facile. Ils méprisent la société qui le leur rend bien. Benoît Duteurtre est un esprit raffiné. »
De son côté, en lisant ce roman, Patrick Besson notait le 20 septembre de la même année : « Benoît Duteurtre se présente comme un nouvel observateur. Ses livres sont des carnets bien tenus. C’est le spécialiste du roman picaresque intellectuel. Il est Jacques et son maître Kundera. Il se promène en sifflotant des airs d’opérette dans une société qui l’intimide et qu’il méprise. (…) C’est un Delerm urbain et donc un peu enroué, à cause de la pollution. Il a aussi adopté la devise de Jules Verne, déjà adoptée par Perec : « Regarde, regarde de tous tes yeux ». Il déteste les urbanistes et les voitures appelées Picasso. Il a écrit un roman agréable et utile, qui vaut mieux qu’un roman désagréable et inutile. Quoique. Ce jeune homme en colère doit être lu avant qu’il ne vieillisse et ne s’emporte. C’est un artiste sérieux et sincère, qui écrit en bon français moderne. »
En 2012, Benoît Duteurtre avait quelque chose d’un Rastignac en lui. Marc Fumaroli n’en dit pas plus dans sa critique du 30 août. « les grands espoirs et les illusions perdues d’un Rastignac des années 1980. » Dans ce roman, il entremêle la fiction d’une éducation hésitante et celle de la vocation, celles de Jérôme, un très jeune antihéros. Installé dans la capitale en 1979, l’homme découvre un Paris de tous les espoirs, certes, mais qui « commence à osciller sans boussole entre son passé magnifique mais désormais intimidant et une « vie culturelle » parfois ordonnée officiellement. »
« L’arrière-pays du doux Normand des années 1980 est encore moins capable que celui du Frédéric de Flaubert, exposé à la révolution de 1848, de contrebalancer la fascination artificielle et la nausée inédite de l’underground parisien. Son initiation musicale et sexuelle dans le Paris nocturne du rock et du crack, pseudo-Soho, pseudo-Nashville, est entièrement étrangère aux voix et aux genres lyriques de la tradition populaire française, qui n’ont plus droit à l’étiquette de « culture ».
« Le charme doux-amer de ce roman-essai hautement intelligent tient sans doute à l’humour élégant de la prose du narrateur, à son art, à la fois cruel et poignant, du portrait, de la peinture, du dialogue, de l’aperçu, du petit fait vrai. Il tient aussi, autre paradoxe piquant, à la saveur tendre que le temps (et le talent du romancier) sait donner même à ces éphémères nocturnes parisiennes importées, musique d’ambiance certes, mais véhicule, pour une jeunesse, pour ses grands espoirs, pour ses illusions perdues, chaque fois nouvelles, et chaque fois semblables. »
En 2018, un lecteur au fait de l’actualité politique de son pays n’aurait pas manqué de remarquer le clin d’œil au président jupitérien avec ce titre. Il ne s’agissait pas directement d’une satire cinglante – on l’aura compris, Benoît Duteurtre avait une plume facilement sarcastique – mais d’un « conte philosophique » comme le sous-titrait le livre. Dans ce livre, écrivait Christian Authier, l’écrivain » serait de » drauche « . Avec la gauche, du moins celle d’avant 1983, il partage le souci de justice sociale ou l’attachement aux services publics. Avec la droite, celle qui va de René Coty (son arrière-grand-père) à de Gaulle, il cultive une défiance envers le culte du progrès et un penchant pour la nostalgie. Tout cela s’est estompé et Duteurtre devient l’observateur amusé de ces mouvements à fronts inversés.
Plutôt que de défier des tyrannies disparues, l’écrivain décrit sans complaisance l’époque dans laquelle nous vivons. Dans une époque façonnée par l’obsession du changement, il s’oppose aux seules questions qui valent la peine. Qu’avons-nous perdu ? Que perdons-nous ? Qu’est-ce qui est beau et qu’est-ce qui disparaît à jamais ? Des questions dérangeantes pour un présent qui demande d’abord à être jugé sur les promesses de l’avenir plutôt que sur ses résultats concrets.
Dans En Marche !, le lecteur suit Thomas, un jeune député français du parti En Avant, qui est alors en pleine découverte d’un petit pays imaginaire d’Europe centrale : la Rugenia. La nation se dit écolo, protectrice de la diversité, pro-business, ouverte… Il y a bien sûr des mots mais il y a aussi des faits. Et la réalité est très loin des discours officiels… « Comme Michel Houellebecq, François Taillandier ou Philippe Muray, écrivains rencontrés dans la revue L’Atelier du roman, Benoît Duteurtre, par le subtil équilibre d’attraction et de répulsion que lui inspirent les temps modernes, fait partie de nos grands non-contemporains. »
- Dictionnaire de l’amour de la Belle Époque et des Années folles
« C’était il y a un siècle et Paris rayonnait – Anne Hidalgo n’était pas encore née. » Jean-Christophe Buisson poursuit : « Pendant trois décennies que l’on appellera la « Belle Époque » et les « Années Folles », entrecoupées d’une terrible Grande Guerre, musiciens, peintres, poètes, romanciers, chanteurs, compositeurs, créateurs de mode sont venus à Paris pour travailler en s’amusant et s’amuser en travaillant. Et accessoirement pour écrire les plus belles pages de l’histoire culturelle de la capitale française. Nul mieux que Benoît Duteurtre ne saurait dépeindre, montrer et célébrer la richesse, la beauté et la fantaisie de cette période dont la mairie de Paris s’efforce d’effacer une à une les dernières traces architecturales (mobilier urbain, façades, etc.). »
C’est l’essence même de cette collection chez Plon : donner carte blanche à l’écrivain pour parler d’un sujet qui le passionne. Pourtant, la capitale et son histoire n’avaient aucun secret pour le romancier et musicologue. On y croise les noms d’Apollinaire, de Jules Renard, de Guitry, de Courteline et puis parfois on quitte Paris, en route pour la Provence, Vichy ou la Normandie.
Sébastien Lapaque analysait dans le numéro du 28 septembre 2022 du Figaro littéraire : « Flâneur des deux rives sur les traces de Guillaume Apollinaire, Benoît Duteurtre retient les kiosques du métro parisien dans l’œuvre du maître de l’Art nouveau. Son Dictionnaire amoureux de la Belle Époque et des Années folles fait le point à la fois sur les continuités et les ruptures entre les années 1889-1914 et les années 1920. Dans un article intitulé « Art nouveau/Art déco », il explique comment les formes géométriques et la simplicité décorative du Théâtre des Champs-Élysées inaugurent, en 1913, un mouvement de réaction contre l’Art nouveau qui culmine en 1925 avec l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes organisée à proximité du Grand et du Petit Palais, œuvres emblématiques de la période précédente. Cherchant à comprendre d’où vient sa fascination pour la confluence du XIXeet et XXet Au fil des siècles, le romancier évoque sa naissance au Havre, en Normandie, sa découverte des livres de Maurice Leblanc, l’architecture balnéaire de la côte, son goût pour les mélodies légères et les parodies loufoques. Littérature, peinture, couture, musique, architecture, dessins de presse : tout l’intéresse.