Christiane Besnier : « La révocation des jurés est un recul démocratique »

Ethnologue et membre du Centre d’Histoire et d’Anthropologie du Droit (Tchad) de l’Université Paris-Nanterre, Christiane Besnier a publié la Vérité du côté de la cour. Une ethnologue aux assises (la Découverte, 2017) et, en décembre 2022, une étude sur l’expérimentation des juridictions pénales départementales, pour l’Institut d’études et de recherches sur le droit et la justice.
Dans votre rapport sur les juridictions pénales, vous pointez le paradoxe d’un gouvernement qui dit vouloir « Rendre justice aux citoyens » tout en « priver les citoyens de rendre justice ». Comment l’expliquer ?
Il y a en effet un paradoxe dans le fait que la loi « pour la confiance dans l’institution judiciaire » est celle qui élimine les jurés pour la majorité des affaires pénales.
La relation de confiance entre les citoyens et la justice est établie par leur proximité, par le fait que les jurés comprennent le fonctionnement de la justice dans toute sa complexité. La participation des citoyens à la justice leur permet de se familiariser avec une institution souvent lointaine et inaccessible.
Il est difficile de comprendre pourquoi les citoyens sont tenus à l’écart des seules audiences où ils sont réellement acteurs. Mais le législateur a privilégié un choix d’efficacité : juger rapidement les viols, qui représentent plus de 90 % du contentieux des juridictions pénales. Nous ne cherchons plus à intégrer le citoyen dans l’appareil judiciaire mais à mieux répondre à ses attentes.
Qu’est-ce que la présence de jurés citoyens apporte à la justice, et à la société ?
Elle est le reflet de l’expression de la démocratie au sein de l’institution judiciaire.
La présence de jurés à la cour d’assises assure une participation démocratique qui rapproche les justiciables de la justice. En supprimant les jurés, on rompt ce lien.
Jusqu’à présent, cette présence a permis d’épargner aux procès d’assises l’accélération du temps judiciaire. La présence de jurés garantit une justice de qualité, qui prend le temps du débat, avec un rituel fort et une dimension pédagogique.
Enfin, la cour d’assises garantit l’acceptation de la décision judiciaire, tant par le prévenu que par le public.
La Suisse en 2011 et la Belgique en 2016 ont mis en œuvre des réformes similaires. Avec quelles conséquences ?
La Belgique et la Suisse partagent avec la France un problème commun : rechercher l’efficacité dans l’acte de juger, rationaliser les débats, juger plus vite.
Les réformes belge et suisse ont privilégié la justice rendue par des professionnels, dans un souci de modernisation et de rationalisation. Elles visent également à renforcer la légitimité et l’efficacité de la justice et la qualité du service rendu.
La prise en compte des délais et de la satisfaction des utilisateurs est une notion des années 2000 qui bouleverse l’institution. La réforme de la justice pénale en France s’inscrit dans ce mouvement européen de la justice qui cherche à réduire les coûts.
Le passage au « temps managérial », déjà présent en France depuis plusieurs années dans les affaires civiles et correctionnelles, s’est ainsi étendu à la justice pénale.
Vous constatez que les juridictions pénales, là où elles ont eu de l’expérience, ont en effet raccourci les délais de traitement des dossiers et préservé en partie la qualité des audiences. Mais vous considérez cet équilibre comme très fragile…
Si la qualité des auditions s’est maintenue, c’est grâce à l’implication de professionnels.
Magistrats et avocats ont manifesté une volonté de maintenir la temporalité des audiences, le rituel et la qualité du débat contradictoire.
Mais on peut craindre, à l’avenir, l’affaiblissement de l’oralité des débats soumis à la pression managériale et au manque d’effectifs.
De plus, l’accès au dossier par les magistrats (avant l’audience et pendant le délibéré), ainsi que l’absence des jurés pourraient à terme faire glisser ces audiences pénales vers une justice de soi.
Ne sacrifions-nous pas l’un des derniers rituels démocratiques, que tous les ex-jurés décrivent comme une expérience très riche qui a changé leur vision de la justice, simplement pour faire des économies ?
Exclure les jurés des procès pénaux est un recul démocratique.
En supprimant le jury populaire des tribunaux correctionnels (même s’il reste en appel), le seul contact direct entre les citoyens et les magistrats est supprimé.
Cependant, ce système, qui existe depuis la Révolution française, a évolué pour devenir un enjeu démocratique en offrant aux justiciables la possibilité de savoir comment fonctionne la justice pénale.
De plus, il n’est pas du tout certain que cela produise des économies, car ces juridictions pénales nécessitent la mobilisation d’un grand nombre de magistrats pour maintenir une justice de qualité. Au final, les gains financiers pourraient être nuls.
Grb2