19 juin 2024. Une quarantaine de journalistes se pressent dans la salle de réunion sans fenêtre, au rez-de-chaussée du siège du magazine Challenges, dans le VIIe arrondissement de Paris. Autour des tables, les journalistes de l’hebdomadaire économique, la direction éditoriale et Claude Perdriel, le patron et actionnaire historique du titre. L’homme de presse de 97 ans, fondateur notamment du Nouvel Observateur, félicite ses équipes pour le travail effectué et les bonnes ventes du journal. Puis, il aborde le sujet qui crispe la rédaction depuis plusieurs semaines : la une du numéro spécial du journal, consacré aux Français les plus riches, qui doit paraître dans quelques jours.
Pour la première fois depuis quinze ans, aucun milliardaire n’apparaît en couverture de ce classement annuel des 500 plus grosses fortunes françaises. La cause du malaise : celui qui devait figurer en couverture aux côtés de ses enfants pour illustrer un dossier sur les héritiers s’appelle Bernard Arnault… le même Bernard Arnault qui a acquis 40% de Challenges il y a trois ans et qui depuis renfloue régulièrement ses caisses. La photo de famille s’est évaporée, remplacée par ce qu’on appelle dans le jargon une « une typographique », avec « les 500 » écrits en lettres d’or. Selon les informations de StreetPress et du Monde, Cette décision a été prise à la demande de l’actionnaire majoritaire du journal, Claude Perdriel..
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Crédits : Caroline Varon
« Depuis longtemps, c’est une bagarre avec Arnault »
« On pensait que ça aurait été une bonne idée de mettre (la famille Arnault) en couverture. Mais on n’a pas été entendu (par la direction) sur ce point. L’idée n’a pas été retenue », a expliqué à StreetPress Virginie Grolleau, qui préside la Société des journalistes. Et la journaliste de poursuivre : « Cela fait longtemps que c’est un combat avec Arnault », qui n’apprécie pas de figurer en tête de ces classements :
« Ce n’est pas l’image qu’il souhaite véhiculer et il le fait savoir régulièrement à travers ses communicants. »
De fait, la Une du hors-série a occupé une bonne partie des conversations dans les couloirs du journal tout au long du mois de juin. L’annonce de l’abandon de la couverture avec Bernard Arnault a d’abord été faite lors d’une conférence de rédaction le 5 juin. Deux réunions ont suivi entre des représentants de la Société des journalistes et Claude Perdriel les 10 et 14 juin. Le 12 juin, la Société des journalistes a réuni l’ensemble de la rédaction, en présence de Pierre-Henri de Menthon, le directeur de la rédaction, et de Gaëlle Macke, la directrice adjointe. A cette occasion, plusieurs rédacteurs se sont inquiétés de l’avenir du classement des grandes fortunes en cas de reprise totale du titre par LVMHUne deuxième réunion de l’ensemble de la rédaction, cette fois en présence de Claude Perdriel, a été organisée le 19 juin, au cours de laquelle, selon plusieurs témoins contactés par StreetPress, Le patron historique assume la responsabilité de la décision de changer la première page et insiste sur le fait que l’affaire ne provoque pas de remous en dehors du journal..
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Crédits : Caroline Varon
C’est le choix des actionnaires
« Claude (Perdriel) ne voulait pas que les enfants Arnault soient en couverture du magazine », a reconnu auprès de StreetPress Pierre-Henri de Menthon, qui nie « toute censure ou autocensure ». Un membre de la Société des journalistes ajoute : « On nous a dit que Bernard Arnault craignait pour la sécurité de ses enfants, qui ne pourraient pas se déplacer sans gardes du corps », et que pour lui ce classement alimente une haine des richeset une présence en première page augmenterait le risque d’actions violentes à leur encontre… » Il poursuit :
« Ce sont les attentes de l’actionnaire minoritaire qui ont été entendues et non celles de la rédaction. »
Joint par téléphone par StreetPress, Claude Perdriel explique : « Entre nous, on en a marre d’avoir toujours Bernard Arnault sur la photo. Il était déjà là l’année dernière (aux côtés de quatre autres patrons du luxe, ndlr). Le faire revenir cette année ne sert à rien ! »
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Crédits : Caroline Varon
Claude Perdriel, malgré son statut d’actionnaire majoritaire, n’aurait toutefois « le pouvoir de donner son avis » qu’en première page, le « montage final » étant assuré par le directeur de la rédaction. Il nie également toute pression de la part de LVMH. S’il confirme des échanges – rares – avec Antoine Arnault, Perdriel certifie que le sujet de la couverture du magazine n’a pas été évoqué :
« Le seul message que (LVMH) m’a donné, c’est qu’ils participeront aux augmentations de capital. »
12,8 millions d’euros injectés par LVMH dans 4 ans
La dernière augmentation de capital de la société d’édition a été conclue le 31 mai, au moment même où se déroulaient les discussions sur le numéro d’été. Parce que les finances de Challenges sont régulièrement dans le rouge. Claude Perdriel est interrogé sur le sujet :
« C’est toujours la même chose, le magazine a perdu un peu plus de 4 millions d’euros l’année dernière »
Si LVMH via Ufipar (la holding qui détient également les quotidiens Le Parisien et Les Echos, ainsi que les palaces et le Jardin d’acclimatation du Bois de Boulogne) a initialement investi huit millions d’euros en 2021 pour acquérir 40 % de Challenges, Elle a dû réinjecter de l’argent à deux reprises depuis lors.. Deux premiers millions d’euros en 2022, lorsque Claude Perdriel a versé trois millions. Puis fin mai 2024, LVMH a versé 2,8 millions aux côtés de Claude Perdriel qui a lui-même renfloué le titre avec 4,2 millions d’euros d’argent frais.
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Crédits : Caroline Varon
Une charte d’indépendance… qui LVMH n’a pas signé
« Avec cette histoire de couverture abandonnée, on s’assoit un peu sur notre indépendance », déplore un journaliste qui souhaite garder l’anonymat. « On demande que LVMHen tant qu’actionnaire minoritaire, signe la charte d’indépendance du journal. Pour l’instant ce n’est pas le cas. « , ajoute un membre de la Société des journalistes. Son collègue ajoute :
« Nous sommes inquiets de ce qui se passera si LVMH rachète toutes les actions du titre.
De là à se demander si Bernard Arnault est devenu actionnaire du journal afin de faire disparaître à terme le classement ? « C’est un sujet, s’inquiète le journaliste qui souhaite garder l’anonymat. On ne sait pas pourquoi (LVMH) a racheté le journal. » « Beaucoup de personnes très riches n’apprécient pas ce classement. »ajoute Virginie Grolleau. « Par exemple, Emmanuel Besnier (le président de Lactalis, 10e fortune du classement, ndlr) déteste être maintenu dans ce classement ! »
De son côté, Claude Perdriel, le patron du journal âgé de 97 ans, tient à rassurer quant aux inquiétudes des salariés quant à un transfert total du titre à LVMH :« Ce n’est pas prévu. En ce moment, j’adore ce que je fais ! Je n’ai pas l’intention d’abandonner. Je ne suis pas comme Biden ! »
Les revenus de l’édition spéciale pourraient bien être la meilleure assurance-vie du classement. Près de 350 000 exemplaires sont vendus chaque année.L’agence de publicité a décroché le jackpot avec 180 pages de publicités commercialisées dans le numéro de cet été.
Contacté par StreetPress, le groupe LVMH n’a pas répondu à nos demandes d’interview.
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