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« C’était presque étrange de voir qu’elle était en chair et en os » : Alain Mabanckou raconte sa rencontre avec Angela Davis

Ce 14 septembre 2024, je suis arrivée à la Fête de l’Humanité avec une double appréhension. D’abord, cela faisait plus de quinze ans que je n’y étais pas allée, et je me soufflais que je me sentirais quelque peu déconnectée, avec le sentiment d’entrer en territoire inconnu, qu’il me faudrait apprendre à danser avec un ou deux pieds, en tout cas au rythme de l’évolution de cet événement qui est l’un des plus populaires du pays.

Il me faudrait retrouver mes repères, ne pas me perdre dans les allées, ne pas oublier de faire attention à tous ces militants car j’étais au cœur de la conscience des luttes, car il me fallait prendre la température des « donjon du désespoir »pour reprendre l’expression d’Aimé Césaire, dont j’ai commencé à imaginer qu’il me récitait ses vers célèbres Carnet de retour au pays natal : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont pas de bouche… Ma voix, la liberté de ceux qui s’enfoncent dans le cachot du désespoir… »

Ensuite, et c’était évidemment ma plus grande appréhension, ma présence dans ces lieux avait une raison : j’avais été invité à rencontrer Angela Davis, à discuter avec celle qu’il n’est plus besoin de présenter, celle qui avait marqué ma jeunesse et à qui je dédie mon dernier livre, Cette femme qui nous regarde. Non, je ne l’avais jamais rencontrée de près, face à face, sauf lorsque j’étais dans le public lors d’une conférence qu’elle a donnée en 2014 à l’Université de Californie à Los Angeles, où j’enseigne et où elle a été embauchée dans les années 1970.

J’ai enfin eu l’occasion d’être devant elle, avec elle, de parler de ce livre sur elle, de parler de la préface qu’elle a écrite dans Mumia, la plume et le poing, œuvre dans laquelle une centaine d’artistes se mobilisent pour exiger la libération de Mumia Abu-Jamal.

Si j’ai pu faire face à ma première appréhension – celle de danser sur un pied ou sur les deux selon les circonstances –, connaissant ma capacité de danseuse « tout terrain », comme on dit au Congo pour illustrer notre capacité à nous adapter à n’importe quelle farandole, je ne pouvais néanmoins pas prévoir mes émotions lorsque je me retrouverais face à l’icône afro-américaine dont les pages les plus marquantes de son geste révolutionnaire défilaient déjà dans mon esprit alors que je m’approchais d’elle pour un premier contact. Ce fut une approche rapide, derrière les tentes de l’Agora, juste avant que nous recevions le signal d’entrer en scène et de nous retrouver devant une foule de plus de 2 000 personnes applaudissant avec énergie et sans interruption.

Ces quelques minutes préliminaires étaient essentielles pour moi, pas pour elle qui, depuis son arrivée, était entourée en permanence de ses admirateurs qui suivaient ses moindres faits et gestes. Il était essentiel que nous discutions avant la rencontre. Au moins, que nous apprenions à nous connaître pour la facilité de l’échange en public.

Je l’ai retrouvée entourée des organisateurs du Festival qui étaient ravis de nous mettre en contact. J’ai eu le sentiment que le temps s’était arrêté pendant quelques secondes. Je ne savais pas si je devais tendre la main à cette « une femme me regarde » depuis mon enfance, ou ouvrir mes bras comme si j’étais sur le point d’embrasser un membre de ma famille.

J’avoue que je ne me souviens pas trop de grand chose, mais je suis tombée sur quelques images où nous nous sommes embrassés. Je me souviens cependant que nos paroles avant d’entrer en scène étaient à peine audibles, surtout de ma part, en contraste avec la confiance qu’affichait Angela Davis, le menton levé haut, me regardant droit dans les yeux, c’était comme si elle me demandait de comparer ce regard à celui qui m’avait captivé dans mon enfance et que j’essayais de décrire dans Cette femme qui nous regarde.

Nos premiers mots ? Je crois que je me suis présenté à Angela Davis en bafouillant quelque chose. Elle m’a souri et m’a remercié pour mon livre. « Mais je ne l’ai lu qu’en PDF »ajouta-t-elle avec regret. Catherine Roger, mon agent, lui avait déjà fourni un exemplaire papier.

Nous avons parlé du Congo, de Lumumba, du Che, des États-Unis, des luttes, de l’Université de Californie-Los Angeles qui nous a réunis. Elle avait été renvoyée de cette institution parce qu’elle était communiste, membre des Black Panthers. J’y travaille depuis deux décennies, et pourtant je viens d’un ancien pays communiste.

Cette ironie du sort avait débloqué les choses entre nous tandis que nos échanges prenaient le ton de la confiance, presque du secret à en juger par les photos que j’ai vues plus tard sur les réseaux sociaux. Oui, la foule autour de nous était plus qu’intéressée, et dans mon esprit nous ne parlions pas seulement entre nous deux, nous parlions aussi pour ces femmes et pour ces hommes dont dépendait la réussite de cette Fête de l’Humanité.

Et d’ailleurs, pour Angela Davis, il n’était pas question de la créditer comme figure emblématique des luttes contre l’injustice : elle me répondait aussitôt qu’elle n’était pas la seule, que tout au long de sa carrière, il s’agissait toujours de lutte collective. Chez moi, au Congo, on formulait ces propos dans une formule populaire : « Un seul doigt ne suffit pas à laver le visage. »

Alors que nous nous tenions devant le public, noyés sous les applaudissements, j’avais conscience de participer à l’une des rencontres essentielles de mon existence. L’histoire afro-américaine que je voyais de loin m’offrait l’occasion d’approcher l’une des femmes les plus importantes de tous les temps.

Et c’était presque étrange de voir qu’elle était de chair et de sang, comme nous. Que son esprit n’avait jamais été aussi alerte que maintenant. Que son message et sa détermination n’avaient pas vieilli d’un seul jour. Son humilité était touchante. Surtout lorsqu’elle prononça, à mon avis, l’un des mots les plus puissants de cette rencontre : « Quand je viens à la Fête de l’Humanité, j’en ressors encore plus révolutionnaire… »

Cette femme qui nous regarded’Alain Mabanckou, Robert Laffont, 160 pages, 18,90 euros.

Mumia, la plume et le poingLe Temps des Cerise, 168 pages, 35 euros.

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Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides

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