Ces gens ennuyeux qui se précipitent dans les files d’attente d’enregistrement à l’aéroport (même si l’avion ne partira pas sans vous)

Le fan qui passe devant un concert avec son téléphone en l’air, plus attentif au cadrage de sa vidéo qu’au spectacle, le joggeur du dimanche qui se vante du lundi au vendredi de sa dernière prestation dominicale, le cycliste qui se déplace à vélo et pleure au moindre pépin et ignore le Code de la route… L’idée de départ est simple : s’intéresser à ces petits gestes « agaçants » qui nous titillent au quotidien. A ce « sentiment de toute-puissance qui nous fait dire ‘si je ne le fais pas, l’autre le fera, alors autant le faire moi-même' », comme le décrit le psychologue Robert Zuili, auteur de Le pouvoir des connexions (éd. Mango, septembre 2023). Aujourd’hui, nous nous rendons à l’aéroport. Là où des gens agaçants courent dans la file d’attente pour l’embarquement alors que l’avion ne décolle pas avant 2 heures et 15 minutes.

Le fait ennuyeux

Il vous attend là, sur le tarmac, avec le sifflement déjà audible de ses moteurs en train de chauffer comme une promesse de vacances bien méritées ou d’un voyage d’affaires éclair. Mais le sourire n’est pas encore radieux sur votre visage. Arriver à la salle d’embarquement a déjà été pénible. Votre vol n’est prévu qu’à 14 heures, mais vous êtes parti de chez vous tôt ce matin pour enchaîner métro, RER, couloirs interminables, enregistrement et contrôles de sécurité.

En arrivant à la porte d’embarquement, on se laisse enfin aller, affalé sur un de ces sièges soudés quand une voix annonce dans le haut-parleur : « Les passagers du vol Air France 714 à destination de Sydney sont invités à se diriger vers la porte 13 pour l’embarquement. » A peine ces mots prononcés, une petite foule se forme en file bien disciplinée devant le petit bureau où attendent les membres de l’équipage. Et de fait, on ressent souvent un besoin urgent de suivre la foule.

Pourquoi est-ce si ennuyeux ?

« Ça me met toujours un peu la pression de voir tout le monde se lever comme ça, presque tous en même temps, alors que l’avion ne partira pas sans nous. Et on va tous évidemment rester debout à attendre », résume Maxime, devant le terminal 2 de l’aéroport de Marseille-Marignane. Ce jour-là, il s’apprête à partir pour Bruxelles. Un vol qu’il prend régulièrement et pour lequel il préfère souvent embarquer le plus tard possible. Le but : réduire le temps passé dans un siège inconfortable, où pouvoir étendre ses jambes tient plus d’une position de yoga que d’un geste naturel. « Et quand je suis l’un des derniers encore assis, je me sens vraiment gêné », poursuit Maxime.

Que dit la science ?

Ce phénomène de mal-être, la docteure en psychologie sociale Alisée Bruno l’explique : « La pression sociale ressentie vient du désir individuel d’intégrer un groupe, d’être dans la norme, bref ». Une pression face à laquelle l’être humain semble démuni : « Le biais cognitif imposé par la pression sociale est toujours plus fort que la volonté des individus », poursuit la psychologue installée dans la Drôme.

Pire, ce conformisme s’applique aussi à l’erreur : « Des chercheurs en psychologie sociale ont montré que les gens ont tendance à donner le même point de vue ou à se conformer à un comportement, quitte à se tromper. Par exemple, si vous montrez deux crayons de tailles strictement identiques à une personne à qui vous dites : « celui-ci est plus long », elle adoptera le même point de vue même si elle sait que l’information est fausse », poursuit Alisée Bruno.

Les arguments des douleurs

Critiquer est une chose, mais encore faut-il savoir écouter les arguments des accusés. Pour Christine, qui n’hésite pas à se mettre en rang, c’est « une question de respect : les passagers sont appelés à se manifester, donc je m’exécute tout simplement. De toute façon, il faudra passer par là, et si tout le monde attend jusqu’à la dernière minute, il y aura un problème », estime la sexagénaire.

Pour d’autres, il est plus pragmatique de prendre rapidement place à bord : « Je prends rarement l’avion, mais je sais que j’aime être rapidement assise. D’abord parce que j’essaie toujours de m’asseoir près du hublot et si je dois négocier avec la personne à côté de moi, c’est moins gênant si je suis assise en premier », explique Stéphanie. « Comme ça, je ne bouge pas jusqu’à mon arrivée et je peux m’installer avec mes écouteurs », sourit la jeune femme. Un petit effet « ça y est, je suis enfin là, les vacances commencent », décrit la trentenaire, qui travaille dans l’insertion sociale.

Et puis chez les habitués habitués à voyager léger, il peut y avoir la crainte de voir leur bagage à main finir en soute, avec l’assurance de perdre une bonne demi-heure à l’arrivée : « Ça m’est arrivé une fois sur un vol Marseille-Ajaccio, raconte Jean-Baptiste. J’étais en retard à l’embarquement, c’était en plein été et il n’y avait plus de place dans les compartiments supérieurs, m’a-t-on dit. Donc mon petit sac à dos est parti en soute et j’ai perdu du temps à l’arrivée », regrette le Corse.

Le moyen infaillible de faire comprendre à l’emmerdeur qu’il est un emmerdeur ?

On peut se mettre à bêler pour manifester son désaccord, mais cela contreviendrait aux règles les plus élémentaires de bienséance. Au fond, il n’y a rien de dramatique à se précipiter dans la file d’attente. Certains esprits anticonformistes ont aussi tenté d’influencer leurs pairs : « J’ai déjà essayé de m’asseoir bien en vue sur la rangée de sièges la plus proche de la file, en regardant les gens se lever. Je ne pensais pas que ça avait d’effet », s’amuse Maxime.

Autre technique : mimer ou organiser une conversation téléphonique que les impatients peuvent clairement entendre : « Ouais, j’attends toujours tranquillement, assis dans la salle d’embarquement. L’appel a commencé mais il y a déjà tout un tas de gens dans la file, je ne comprends vraiment pas. Je t’embrasse, je t’appelle quand j’arrive. » Mais je ne suis pas sûr qu’un tel niveau de manipulation soit rentable.