La Croix : « Les mots disent toujours la vérité de leur temps », est-ce que tu écris Langue confisquée. Comment définir aujourd’hui notre rapport au langage ?
Frédéric Joly : Par la diversité des appauvrissements qui lui sont infligés. Nous vivons dans une culture néolibérale de l’efficacité, de la performance, et cela affecte aussi notre rapport au langage. Il faut s’exprimer en quelques mots, viser un objectif. Des termes issus des domaines de l’économie et de la finance, ainsi que de la programmation et de la mécanisation, envahissent le langage. Comme ce titre d’un grand quotidien national : « Stop à l’auto-sabotage : comment reprogrammer notre cerveau pour qu’il cesse de nous retenir. »
Ainsi, le jargon technocratique (« plans de restructuration »), celui des communicateurs politiques (promouvant la « durabilité »), celui du management ou du marketing (« prendre soin de son esprit »), et même l’argot des banlieues, « Wesh ». Il y a aujourd’hui une sorte de « balkanisation » de notre langue, du fait de cette diversité de langues qui toutes, d’une manière ou d’une autre, lui nuisent. Qu’est-ce qu’une langue ? Un trésor commun, un univers de signes mis à la disposition de tous, l’héritage d’une histoire. La parole est l’usage que chacun peut ou veut en faire. Et ce qui est profondément en crise, me semble-t-il, c’est le souci de bien nommer les choses.
Qu’entendez-vous par « balkanisation » ? Ne parlerions-nous plus la même langue ?
FJ : Il devient en effet de plus en plus difficile de parler une langue commune. Parce que ces langues sont devenues hermétiques les unes aux autres, les expériences du temps présent qu’elles véhiculent diffèrent, selon les classes sociales, la situation géographique ou encore les activités professionnelles. La balkanisation est aussi celle des vies. La langue, par les attaques qui lui sont portées, révèle toujours l’état d’une société. En ce sens, elle ne ment pas.
Le langage des élites technocratiques, conceptuellement raffiné, esthétiquement épouvantable et strictement inaccessible aux profanes, provoque un rejet immédiat. Le langage des communicateurs inspire une méfiance spontanée. Le discours populaire disparaît progressivement à partir des années 1980, lorsque la classe ouvrière s’efface, laissant place à une réalité sociale beaucoup plus fragmentée.
Je me méfie des comparaisons avec les années 1930, mais la pensée du philosophe allemand Ernst Bloch me semble pertinente, lorsqu’il évoque la « non-contemporanéité », au sens de la « non-coïncidence » d’expériences n’ayant absolument rien à voir entre eux. Des expériences aussi lointaines s’accompagnent de grandes différences dans la manière de s’exprimer. Aujourd’hui, le « langage de banlieue » par exemple ne coïncide plus du tout avec le langage des élites. Les invectives et les insultes naissent de cette incompréhension fondamentale.
Les réseaux sociaux ont-ils provoqué un changement sans précédent dans le rapport au langage ?
FJ : Ils sont aussi source d’appauvrissement : la plupart de leurs utilisateurs, qui optent pour un langage phonétique, refusent toute règle syntaxique ou grammaticale. Comme si en ne respectant pas les règles de base, ils rejetaient l’ordre dominant, sorte de convention imposée « d’en haut ». Comme si le fait de ne pas maîtriser les mots, le plus souvent subi, était à ce stade indifférent, voire revendiqué.
Il y a autre chose ici, qui concerne notre rapport au temps. L’historien François Hartog parle de « présentisme » pour désigner cette incapacité contemporaine à se projeter dans le futur ainsi qu’à s’inscrire dans une histoire individuelle et collective. Le langage des réseaux sociaux, la désarticulation totale du langage qu’ils favorisent, résonne avec ce trait de notre époque.
Quels usages les dirigeants politiques font-ils du langage ?
FJ : Ce qui me frappe, c’est le rapport très détendu que beaucoup d’entre eux entretiennent avec le langage depuis une quinzaine d’années. Par exemple, ces derniers jours j’ai noté cette phrase : « Ce sont les élections législatives les plus importantes de notre vie sur ce que cela signifie pour notre pays. » L’avilissement de la langue est un choix. Et cela contribue bien sûr à la détérioration du débat public. Car plus on s’exprime mal, plus il est facile de dire n’importe quoi. Le moraliste du XVIIIe siècle Vauvenargues avait cette magnifique phrase : « Peu d’erreurs vivraient, clairement exprimées. »
C’est sans doute l’influence de leurs conseillers. Le langage de la communication politique est pauvre car il est censé être compréhensible par tous. Avec cette idée sous-jacente et totalement fausse : un langage simple est un langage compris par tous. Au contraire, on communique bien lorsque la langue permet, par sa richesse, de restituer la complexité de l’expérience personnelle. Clairement exprimée, elle peut alors entrer en résonance avec l’expérience des autres et permettre un échange basé sur l’attention. En réalité, plus la langue est pauvre, moins la communication est possible.
Comment voyez-vous la brutalisation du débat politique ?
FJ : Ces dernières années, et c’est un des paradoxes de l’époque actuelle, la brutalisation du discours a été l’œuvre de La France insoumise, et non du Rassemblement national. On sent chez les cadres d’extrême droite une volonté de ne pas effrayer, à travers une manière de s’exprimer apaisée, voire aseptisée. L’une de leurs premières préoccupations est justement d’échapper à cette accusation de brutalisation du débat public. Jordan Bardella s’exprime sans dureté, à l’image de son apparence physique.
Pour des dirigeants d’extrême gauche qui parfois, comme Jean-Luc Mélenchon, font également preuve d’une excellente maîtrise de la rhétorique politique, il s’agit au contraire, par la brutalisation du discours, à contre-courant d’une volonté d’aplanir des réalités sociales jugées insupportables, de refusez de les euphémiser. Voilà pour l’intention. En fait, cela équivaut à un degré zéro de confrontation publique.
« La relation de l’homme à la vérité devient toujours tendue lorsque le monde cesse de satisfaire ses besoins. » Vous citez également cette phrase de la philosophe Hannah Arendt. Sommes-nous déjà là?
FJ : Hannah Arendt montre que ce rapport distendu à la vérité se produit lorsque toute idée de permanence est balayée. Nous vivons dans cette peur, c’est un mouvement de fond auquel il est extrêmement difficile de répondre sur le plan politique. L’extrémisme ne prospère que sur ce terrain fertile, tout comme la post-vérité ou le complot. Nous ne sommes pas aujourd’hui dans le règne absolu du mensonge, comme ce fut le cas avec les totalitarismes du XXe siècle.e siècle. La vérité n’est pas éradiquée comme elle l’était alors, mais elle est devenue superflue. Ceux qui propagent des contrevérités ou des théories du complot assurent que ce n’est plus une valeur.
Y a-t-il des mots « toxiques » aujourd’hui ?
FJ : Je pense au mot « système », un mot vague archétypal qui peut être utilisé de manière très perverse. Les nazis désignèrent ainsi la République de Weimar sans la nommer. La manière dont nous l’utilisons aujourd’hui n’est pas si éloignée : nous désignons par ce terme une entité détestée, qui représente une menace, sans chercher davantage à la définir et à comprendre ses mécanismes. C’est une de ces notions vagues qui sauvent la réflexion, désignent un ennemi aux contours incertains et contribuent à une culture de méfiance.
Il y a cinq ans, vous publiiez cet essai sur Victor Klemperer, qui analysait les effets du nazisme sur la langue allemande. Pour quoi ?
FJ : En raison de cette conjonction que je percevais déjà entre l’appauvrissement de la langue commune, la culture néolibérale, l’existence de langues fabriquées très diverses, la brutalisation de la vie publique – j’ai écrit ce livre en 2019, en pleine crise des gilets jaunes. Mais je n’ai jamais considéré notre situation comme comparable à celle vécue par Klemperer. Le phénomène qu’il étudie est sans équivalent : un langage idéologique qui, de manière très brutale, remplace le langage commun au point de presque l’effacer.
En revanche, j’ai voulu restituer son geste, une démarche à la fois très minutieuse et modeste. Il écoutait la langue telle qu’elle était parlée dans les bus et les magasins, sans attacher à la réalité un schéma préétabli, une grille théorique. En 1933, dès l’arrivée au pouvoir des nazis, il commença à consigner ses observations dans un journal qu’il tint pendant douze ans. C’est à mon avis le document le plus passionnant sur la vie quotidienne sous le IIIee Reich et un merveilleux témoignage de sa méthode d’observation. Ce qui m’intéressait, c’était de voir en quoi cela pouvait nous être utile aujourd’hui.
Et comment son travail peut-il nous aider ?
FJ : Être attentif à notre environnement linguistique. Il est de la responsabilité de chacun d’avoir un rapport exigeant à la langue. C’est un héritage avec lequel il est impératif d’établir une relation vivante, consciente et active. Sous peine de devenir vous-même victime des attentats commis à son encontre. Parce que nous pensons maîtriser la langue, mais c’est plutôt elle qui nous conduit. Nous pouvons être totalement « ventriloques » sans même nous en rendre compte. C’est ce que Klemperer a dessiné : le tableau d’une entreprise de « ventriloquie » à l’échelle d’une nation. Cela nous montre avec quelle facilité le langage commun peut être perverti et à quel point nous pouvons l’ignorer lorsque nous restons aveugles à cette question. C’est cette indifférence qui m’inquiète en ce moment. Parce que cela nous rend particulièrement vulnérables.
Comment reconstruire un langage commun ?
FJ : C’est la dislocation du lien social qui est en cause. Encore une fois, la langue est toujours affectée par l’état de la société et elle le révèle à travers les abus qui lui sont infligés. C’est donc en essayant de remédier aux pathologies sociales que l’on pourra limiter les dégâts qui lui sont causés. La balkanisation du langage, nous l’avons vu, est avant tout une balkanisation des expériences de vie.
Tenter de reconstruire un langage commun nécessite alors de s’affranchir de tout jargon, d’être facilement compréhensible tout en rendant justice à la complexité de la réalité. Chacun, dans sa modeste mesure, peut s’efforcer de bien nommer les choses, comme les êtres, ses préoccupations, ses angoisses, tout en prenant soin de ne pas y placer ses idées préconçues. Sans doute est-il nécessaire de sortir de sa propre vision du monde pour aller à la rencontre des autres.
Mais n’oublions pas que chaque langue a un caractère insaisissable. Elle travaille constamment, suit son parcours, disait Georges Bataille : « Elle travaille. » On peut certes l’endommager, presque l’effacer comme c’était le cas sous le nazisme, mais même les Allemands se sont remis de ce qui lui est arrivé. La langue échappe toujours au contrôle. En cela, il conserve le pouvoir de promesse. C’est à nous de lui rendre hommage.
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Ses œuvres
Essayiste et traducteur, Frédéric Joly est l’auteur d’un essai biographique dédié à l’auteur de L’homme sans qualités, Robert Musil. Tout réinventer (Seuil, 2015), ainsi que Langue confisquée. Lisez Victor Klemperer aujourd’hui (Premier Parallèle, 2019 ; réédition de poche à paraître en octobre 2024).
Il a également donné de nombreuses traductions, de l’anglais et de l’allemand, ouvrages de philosophie et de sciences sociales, de la première moitié du XXe sièclee siècle (Georg Simmel, Walter Benjamin) mais aussi contemporains (Jürgen Habermas, Zygmunt Bauman, Siri Hustvedt…).