Début août, de Tokyo à Paris, en passant par Francfort et Londres, les grandes places financières mondiales ont subi une forte correction. Pour certains, ce fut un « lundi noir » : l’indice Nikkei de la Bourse de Tokyo a perdu 12,4% – sa pire journée depuis 37 ans –, le CAC 40 (Paris) 1,42%, le FTSE (Londres) 2,04%, le Dax (Francfort) 1,82%. Outre-Atlantique, les trois principaux indicateurs de Wall Street ont également conclu sur une forte chute : 3,43% pour le Nasdaq – sa plus forte baisse sur une journée depuis septembre 2022 –, 3% pour le S&P 500 et 2,60% pour le Dow Jones. La nervosité a même touché le marché des crypto-actifs : le cours du Bitcoin a perdu près de 17%.
Face à de tels chocs, une question se pose : pourquoi maintenant ? Les réponses apportées ont été principalement de deux types. D’une part, les opérations de « yen carry trade ». Cette stratégie de portage consiste à emprunter, à un taux d’intérêt bas, pour investir, dans le reste du monde, dans des produits à rendement supérieur au taux d’emprunt et ainsi profiter du différentiel de taux. Depuis plusieurs mois, les positions se sont multipliées sur la monnaie japonaise, dont le cours face au dollar américain ou à l’euro était resté faible.
L’augmentation inattendue des taux d’intérêt par la Banque du Japon le 31 juillet pour soutenir la monnaie nationale, qui s’était fortement dépréciée (10%) face au dollar américain, a entraîné une réduction de l’écart de taux et une appréciation du yen face aux principales devises internationales, provoquant les premières pertes pour les « carry-traders ».
De l’inflation à l’emploi
D’autre part, la dégradation globale du climat des affaires, notamment le ralentissement de l’économie américaine, même si la situation est encore plus préoccupante en Europe, en Chine, au Japon, etc. Dans un contexte où les marchés ont pris connaissance de toute une batterie d’indicateurs extrêmement mauvais (indicateur d’activité manufacturière ISM, commandes de biens durables, etc.), les craintes d’une récession aux Etats-Unis se sont accrues suite à la publication de statistiques de l’emploi moins bonnes qu’anticipé.
L’économie américaine a créé 114 000 emplois en juillet, soit environ 30 % de moins que prévu, tandis que le taux de chômage a légèrement augmenté pour atteindre 4,3 % de la population active, son plus haut niveau depuis 2021. Ces chiffres ont provoqué un changement soudain de discours. Les marchés sont passés d’une surveillance presque exclusive du taux d’inflation à celle du taux de croissance et du marché du travail. Aujourd’hui, toute mauvaise nouvelle fait vendre les marchés, alors qu’il y a peu de temps encore, une situation similaire aurait été anticipée comme un signe d’une future baisse des taux d’intérêt.
Les marchés réagissent de manière excessive
La réaction des marchés à cette nouvelle a été exagérée. En effet, l’augmentation du principal taux d’intérêt de la Banque du Japon (de 0,10% à 0,25%) positionne le nouveau niveau, loin de l’objectif du taux « Fed funds » de la banque centrale américaine (5,50%). Il n’y a donc pas de danger à long terme ! De même, les craintes de récession aux Etats-Unis apparaissent exagérées malgré le ralentissement de l’activité et ses perspectives pour le second semestre. Même à 4,3%, le taux de chômage américain reste en ligne avec une situation de plein emploi.
Lire aussi : Faut-il fermer les bourses ?
En cas de dégradation de la situation, la Réserve fédérale avait annoncé à cet égard, dès le 31 juillet, qu’elle n’hésiterait pas à assouplir sa politique monétaire en septembre prochain, ce qui aurait dû rassurer la Bourse. Si ces évolutions ont contribué aux turbulences du 5 août, elles apparaissent néanmoins insuffisantes pour justifier l’ampleur de la chute et son processus viral.
Une purge nécessaire
Ces derniers mois et ces dernières semaines, les excès sur les marchés sont nombreux et, avec eux, la nécessité d’en purger un certain nombre. Cette correction résulte de la conjonction de plusieurs facteurs de nervosité. Tout d’abord, la chute des cours boursiers nous indique que nous sommes davantage dans une « crise du compte de résultat » que dans une « crise du bilan ». En effet, aucun acteur financier n’a rencontré de difficultés financières. Les établissements de crédit sont moins endettés et le système financier moins exposé à une crise de liquidité qu’auparavant, les prêteurs privés assumant désormais une grande partie des risques qui reposaient auparavant sur les banques.
De fait, les diverses anticipations optimistes sur l’essor des nouvelles technologies, notamment de l’intelligence artificielle (IA), ont fait grimper les cours boursiers des entreprises du secteur. Par leur forte croissance et leur rentabilité, ces sociétés ont déjà enrichi les investisseurs. Mais, si le potentiel de l’IA ne fait pas débat, la valorisation élevée de ces acteurs inquiète les opérateurs. Dans un contexte de ralentissement économique et après l’annonce par Berkshire Hathaway, le fonds d’investissement de Warren Buffett, de la vente de la moitié de ses actions Apple, leur crainte était de voir les entreprises technologiques – les « Magnificent Seven » – réaliser de lourds investissements dans l’intelligence artificielle pour des résultats jugés peu convaincants. Cette chute pourrait ainsi être le début du dégonflement de la bulle financière, lié au boom de l’intelligence artificielle, annoncé depuis plusieurs mois.
Le règne de Sham en question ?
Ensuite, la publication des chiffres de l’emploi américain a retenu l’attention des marchés. La croissance marginale du taux de chômage a suffi à activer une règle heuristique de mesure du cycle économique : la règle de Sahm. Celle-ci établit un lien entre le taux de chômage et le risque de récession aux Etats-Unis : historiquement, si la moyenne des trois derniers mois du taux de chômage dépasse de 0,5 point de pourcentage son niveau le plus bas des douze derniers mois, l’économie américaine vient d’entrer en récession. Cette règle a daté avec succès la plupart des récessions américaines passées. La crainte que cette règle se vérifie à nouveau est, en partie, responsable du recul des marchés boursiers mondiaux.
(Déjà plus de 120 000 inscriptions à la newsletter La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous dès aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux mondiaux.)
Mais cette règle est-elle vraiment fiable ? Car le caractère « heuristique » de cet indicateur fait qu’une régularité statistique est observée mais qu’aucune loi économique n’est sous-tendue par un modèle de la réalité. Il n’en demeure pas moins que cette règle permet d’affirmer, avec une certaine confiance, que l’économie américaine connaît une dégradation du marché de l’emploi qui devrait inquiéter les autorités monétaires même si les indicateurs économiques clés semblent toujours bons. C’est, pour l’instant, le seul indicateur économique porteur de ce message. Les tensions sur le marché de l’emploi américain secouent les marchés pour de bonnes raisons, mais l’heure du « hard landing » n’est sans doute pas encore venue.
Un signal aux autorités monétaires
Par ailleurs, le stress observé le 5 août est un signal envoyé aux autorités monétaires. En effet, le marché est un indicateur avancé du cycle économique. Les marchés boursiers anticipent et réagissent à l’évolution des principaux indicateurs économiques dans le monde, aux « faits et gestes » des acteurs économiques… Les dernières statistiques relatives au marché du travail ont interpellé les opérateurs de marché. L’écart entre prévisions et résultats est tel qu’il interroge sur la bonne gestion de l’économie américaine, facteur clé à quelques semaines de l’élection présidentielle. Les banques centrales sont donc obligées de gérer correctement la situation économique afin d’éviter une récession au risque de poser un sérieux problème aux États, incapables de faire face à une crise potentielle en raison de la dégradation de leurs finances publiques.
Enfin, la chute des indices boursiers peut aussi s’expliquer par des raisons techniques, comme le trading à haute fréquence (HFT). Le HFT est une méthode automatisée qui s’appuie sur des algorithmes complexes et des ordinateurs puissants pour exécuter les ordres à très grande vitesse – de l’ordre de la nanoseconde – en tirant parti des différences de prix même minimes des titres. Optimiser la rapidité d’accès au marché et le volume quotidien des ordres passés est donc essentiel.
Aujourd’hui, près des deux tiers des transactions sur les marchés boursiers sont réalisées selon ce procédé. La maximisation opérationnelle a donc un réel impact sur les marchés financiers du monde entier en accentuant les variations, à la hausse comme à la baisse, des cours boursiers sur une courte période. Cela s’est déjà fait sentir par le passé (Cf. « Flash crash » du 6 mai 2010, 1euh Août 2012 : quasi-faillite de Knight Capital, 5 février 2018 : forte chute du Dow Jones…). Il est donc probable que le HFT ait joué un rôle important dans la performance boursière enregistrée.
Le risque d’une crise systémique ?
Prédire l’orientation des marchés en fonction des performances passées n’est pas une nouveauté. A ce jour, il n’existe pas de déséquilibres macroéconomiques ou financiers susceptibles de conduire à une crise mondiale. Les marchés ont besoin de souffler après les incertitudes géopolitiques et les tensions économiques de ces dernières années. En outre, la Réserve fédérale devrait bientôt commencer à baisser ses taux directeurs et apporter de l’oxygène à l’économie.
Pour l’heure, la seule raison valable de la chute de la Bourse réside dans la correction de la hausse excessive des actions ces derniers mois. Quant aux autres raisons profondes, elles tiennent à « autre chose », notamment aux rumeurs qui ont momentanément affolé les investisseurs (Troisième Guerre mondiale, risque de crise politico-sociale majeure en France et dans toute la zone euro, risque de faillite bancaire de grande ampleur, etc.). La rapidité avec laquelle les Bourses mondiales ont rebondi dans les jours qui ont suivi semble montrer que ces dangers sont pour l’instant mis de côté. Jusqu’à quand ? L’avenir nous le dira. Il est trop tôt pour s’inquiéter, mais pas pour être vigilant.