Ce que cache la lente féminisation du métier d’astronaute
L’astronaute française Sophie Adenot sera-t-elle l’heureuse élue ? Alors que l’Agence spatiale européenne (ESA) doit dévoiler, mercredi 22 mai, les deux premiers astronautes de sa promotion 2022 qui partiront en mission, franceinfo revient sur la place des femmes parmi les voyageurs de l’espace.
En France comme ailleurs dans le monde, les astronautes sont majoritairement des hommes. Toutes nationalités confondues, les femmes ne représentent qu’un peu plus de 10 % des personnes allées dans l’espace, rappelle Alice Gorman, archéologue spécialisée dans le secteur spatial à l’université Flinders d’Adélaïde (Australie). La première d’entre elles fut la Soviétique Valentina Terechkova, en 1963, deux ans après Youri Gagarine. En pleine guerre froide, le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev la félicitait même en direct à la radio. Mais après ce coup médiatique, le coup est apaisé. Ce n’est qu’en 1982 que Svetlana Savitskaya s’envole dans l’espace. Entre-temps, une trentaine d’hommes du bloc soviétique ont fait l’expérience de l’apesanteur.
De leur côté, les États-Unis n’ont fait voler leur premier astronaute, Sally Ride, qu’en 1983. Selon l’intéressé, interviewé en 2022 à Centre spatial Lyndon B. Johnson (PDF), L’influence masculine était telle, à l’époque, que les ingénieurs de la NASA ont jugé judicieux de concevoir une trousse de maquillage, sans oublier leurs interrogations sur le nombre de tampons dont elle aurait besoin en vol, se demandant si une centaine était la bonne quantité pour une semaine.
Les femmes ont longtemps été exclues du processus de recrutement à la NASA, puisque seuls les pilotes de chasse, donc les militaires, et donc les hommes, pouvaient espérer aller dans l’espace. « Le métier d’astronaute a été structuré par une forme de masculinisme »résume le sociologue Arnaud Saint-Martin, co-auteur du livre Une histoire de la conquête de l’espace.
En effet, la première promotion d’astronautes comprenant des femmes date de 1978, vingt ans après la création de l’Agence spatiale américaine. Même si de nets progrès ont été réalisés par la suite, la première sortie extra-véhiculaire 100 % féminine n’a eu lieu qu’en 2019, avec les Américaines Christina Koch et Jessica Meir.
Lorsque la NASA a présenté, en 2020, les astronautes du programme Artemis, qui prévoit un retour durable sur la Lune, la parité était parfaite : 18 personnes au total, dont neuf femmes et neuf hommes. Mais l’équipage de la mission Artemis 2, qui enverra des humains autour du satellite, ne peut en dire autant. Il compte une femme et trois hommes.
La Britannique Helen Sharman fut quant à elle la première non-américaine et non-soviétique à voler dans l’espace, en 1991. Elle devint à la fois la première ressortissante britannique placée en orbite et la première femme à rester à bord de la station Mir.
Les chiffres des campagnes de recrutement d’astronautes européens, débutées en 1978, démontrent le même retard à l’allumage qu’à la NASA, avant une féminisation progressive, passant de 10 % des candidats en 1985 à 15 % en 2008 puis 24 % en 2021, selon les chiffres de l’Agence spatiale européenne (ESA). C’est « très réconfortant »estimé en 2022 dans une interview avec Revue aéronautique Claudie Haigneré, partie à la découverte de l’espace en 1996.
La classe 2009 de l’ESA, celle de Thomas Pesquet, comprenait six astronautes dont une seule femme, l’Italienne Samantha Cristoforetti. Son arrivée a permis de féminiser le corps des astronautes européens qui, avant sa sélection, ne comprenait que des hommes. La promotion ESA 2022 comprend deux femmes et trois hommes.
Au-delà des astronautes, les femmes sont sous-représentées dans tous les domaines secteurs et métiers des sciences, technologies, ingénierie et mathématiques (Stem). Selon l’UNESCO, en 2018, ils représentaient 28 % des chercheurs en France, et 33 % dans le monde. « Cela fait trente ans que je suis sur les stands, dans les collèges, dans les lycées, dans les universités, et les choses n’ont pas beaucoup changé »expliquait Claudie Haigneré en 2023 dans l’émission « Entreprendre sa vie ».
« Il n’y a pas assez de femmes dans tous les métiers de l’aéronautique et du spatial. »
Claudie Haigneré, ancienne astronautedans une interview au « Journal de l’aviation »
Face à cette situation, l’ONU a déployé le programme Space4Women, pour encourager les femmes à s’engager dans des carrières liées à la science et à la technologie. La NASA a lancé le programme Equity. « Nous nous efforçons de reconnaître et d’éliminer les barrières systémiques visibles et invisibles qui entravent un accès équitable et inclusif aux programmes, ressources et opportunités gouvernementaux qui rendent possible tout le travail de la NASA. »écrit l’administrateur de l’agence, Bill Nelson, dans le plan d’action publié en 2022 (PDF).
« Les normes culturelles et les modèles féminins dans la représentation des matières Stem jouent un rôle fondamental dans l’apprentissage et le développement des enfants », déclare l’ESA à franceinfo. L’agence affirme avoir lancé des actions visant à « remettre en question les stéréotypes de genre en montrant aux jeunes filles que leur potentiel n’est pas limité ».
En fait, c’est tout un imaginaire qu’il faut modifier. Alice Gorman dénonce un sexisme répandu et ancien. Un archéologue australien souligne que les femmes restent « les principales personnes qui dirigent le ménage effectuent davantage de travail non rémunéré »et cela’« Ils risquent leur carrière en ayant des enfants ».
« C’est le résultat de générations de discrimination, où l’on ne s’attend pas à ce que les femmes soient suffisamment intelligentes pour réussir dans des sciences comme la physique, les mathématiques et l’ingénierie. »
Alice Gorman, archéologue spécialisée dans le secteur spatialsur franceinfo
Elle salue les différents programmes qui visent à changer les mentalités et inciter les jeunes femmes à se tourner vers les sciences et les technologies. Cependant, le chercheur estime que « Les attentes des hommes n’ont pas changé aussi vite ».
Les États qui ont investi plus récemment dans les vols spatiaux habités ont rapidement mis les femmes en avant. Les Émirats arabes unis, qui ont fondé leur centre spatial en 2014, ont annoncé en 2021 la sélection de l’ingénieur Nora AlMatrooshi comme astronaute. Elle est partie se former aux États-Unis, au Lyndon B. Johnson Space Center de la NASA, pendant deux ans, avec son compatriote Mohammad AlMulla. Ils ont reçu leurs diplômes en mars.
De son côté, l’Arabie saoudite a envoyé deux astronautes à bord de la Station spatiale internationale en 2023, dont une femme, Rayyanah Barnawi, dans le cadre d’une mission privée. Cette biologiste, première femme arabe à aller dans l’espace, faisait la fierté de toute la région du Moyen-Orient, expliquait France 2 en juin 2023.
« Merci au Royaume d’Arabie Saoudite et à ses dirigeants, le roi Salmane, et le prince héritier visionnaire Mohammed Bin Salman, pour leur soutien. », a notamment lancé le trentenaire depuis l’espace. Signe que cette décision s’inscrit dans une grande opération de communication pour l’Arabie Saoudite, pays où les droits humains, notamment ceux des femmes, sont sévèrement restreints. Que « permet à Mohammed ben Salmane d’améliorer son image et d’apparaître comme le modernisateur ultime »a expliqué à franceinfo Umer Karim, spécialiste du pays et chercheur à l’université de Birmingham (Royaume-Uni).
« Nous vendons une image à travers ces figures consensuelles et sympathiques, qui visent à « inspirer » », critique également le sociologue Arnaud Saint-Martin. Le spécialiste rappelle cependant que « les cosmonautes (Soviétique) étaient les envoyés d’un régime qui n’était pas particulièrement démocratique »alors que, « D’une certaine manière, les États-Unis sont depuis très longtemps un régime démocratique en crise ». Selon lui, il existe encore « une instrumentalisation de la figure de l’astronaute à des fins de soft power »la promotion de modèles culturels qui se veulent vertueux.