Cannes 2024 : dans « The Substance », Coralie Fargeat se débarrasse du « regard masculin » (et du jeunisme)
Dennis Quaid, qui incarne un producteur nommé Harvey, urine bruyamment en passant un appel téléphonique. En très gros plan, il hurle des horreurs sexistes à l’égard de la présentatrice de son émission, Elizabeth Sparkle, une star déclinante interprétée par Demi Moore. Un peu plus tard, alors qu’il déjeune avec elle et lui fait comprendre qu’il compte la remplacer par quelqu’un de plus jeune, la caméra se concentre sur sa bouche recouverte de mayonnaise, dévorant des crevettes avec une voracité dégoûtante.
Le son amplifié agresse nos tympans, les couleurs vives agressent nos rétines et les gros plans sont si serrés qu’on a peur de se faire cracher. On est encore loin du climax sanglant et purulent prévu deux heures plus tard. Mais Coralie Fargeat donne déjà le ton : le film que l’on s’apprête à voir n’est pas là pour être subtil.
En compétition pour la Palme d’Or au Festival de Cannes 2024, La substance est un film d’horreur jouissif et scandaleux, qui transgresse toutes les règles, y compris celles du bon goût et souligne au marqueur fluorescent la relation complexe que les femmes entretiennent avec leur propre corps. Sa présentation à Cannes, un dimanche soir à 22 heures, a été rythmée par une ambiance survoltée, ponctuée de nombreux applaudissements, en faisant d’emblée l’une des projections les plus mémorables de l’histoire récente du festival.
Gory, grotesque, maximaliste, le film s’affranchit volontairement de toutes limites et de toute logique – comment prendre au sérieux un univers où le summum de la célébrité consiste à présenter un show de fitness ? Il nous propulse dans un univers ludique et sursignifiant, fait de symboles et de références permanentes.
L’ennemi c’est nous-mêmes
Elizabeth Sparkle est une star, ou du moins elle l’était. Encore belle à 50 ans, elle anime une émission de fitness à la télévision américaine et semble de plus en plus irritée par sa propre obsolescence. Lorsqu’on lui propose de lui administrer une substance mystérieuse, qui lui permettrait de créer une meilleure version d’elle-même avec qui elle partagerait son temps, elle n’hésite pas longtemps.
Mais attention, il y a des règles à respecter. La Matrice Elizabeth (Demi Moore) et sa version plus jeune, Sue (Margaret Qualley), ne sont en fait que les deux faces d’une même médaille. Chaque semaine, ils doivent échanger leurs places, sans exception. Sauf que le désir de jeunesse d’Elizabeth, symbolisé par Sue, prend de plus en plus de place. L’ennemi, c’est elle-même.
Le premier film de Coralie Fargeat, vengeance (sorti en 2017), était un viol et vengeance (une jeune femme est violée, puis se venge) sanglant et très polarisant. Le cinéaste a déployé un regard masculin horrifiant, illustrant le mépris violent des hommes envers le protagoniste. Dans La substance, c’est désormais la haine des femmes pour leur propre physique qui l’intéresse. Certes, tous les hommes du film sont, encore une fois, des porcs potentiels. Et compte tenu des décennies de clichés misogynes dont nous a nourris le cinéma, on ne peut nier notre plaisir face à ces caricatures masculines toutes moins subtiles les unes que les autres.
Le patriarcat reste l’antagoniste du film, mais il prend ici une forme plus insidieuse, que les femmes sont contraintes d’intérioriser dès leur plus jeune âge. Celle qui veut dire que peu importe notre âge ou notre physique, le dégoût de soi n’est pas négociable.
Elizabeth Sparkle (Demi Moore) anime une émission de fitness à la télévision américaine et semble de plus en plus irritée par sa propre obsolescence. | Films à titre de travail / Universal Pictures
« Regard masculin » détourné
Sans aucun doute, La substance est un film qui divise, intransigeant dans sa forme et dans son sujet. Un péché vengeancele réalisateur utilise le gaze masculine comme encore un autre outil dégoûtant. La première partie du film est une débauche de gros plans de fesses parfaitement galbées, de sourires désincarnés, de pommettes sans pores et parfaitement roses.
Mais cela n’a rien d’attrayant : la beauté est si plastique, artificielle, qu’elle perd vite tout attrait. Coralie Fargeat presse, insiste, répète son procédé jusqu’à la nausée. Et si cela vous semble accablant, voire épuisant, bravo, vous savez désormais ce que c’est que d’être inondé d’injonctions de beauté contradictoires de la naissance à la tombe.
Si la réalisatrice diffuse son film avec gaze masculine, c’est pour mieux le détourner plus tard. Alors que les personnages d’Elizabeth et Sue se transforment en monstres de moins en moins glam, Coralie Fargeat utilise les mêmes procédés (gros plans, ralentis voyeuristes, découpes du corps) et expose tout leur caractère grotesque.
Avec un plaisir non dissimulé, le réalisateur s’attarde longuement sur les varices, les taches, les protubérances difformes, le relâchement cutané et les dents arrachées. Cela n’a plus rien de sexy, mais c’est beaucoup plus transgressif et donc fascinant.
« Amusant » mais intelligent
La substance Même s’il est intelligent, il ne manque pas d’intelligence. Avec un humour noir cinglant et parfaitement calibré, le réalisateur se moque notamment de l’étroitesse d’esprit des hommes face au physique des femmes. Dans une scène délicieuse, le corps décrépit et déformé de l’héroïne fait office de repoussoir bienvenu, qui la sauve des avances insistantes de son voisin. Dans la vieillesse et la laideur, Elisa-Sue peut enfin se libérer du regard masculin.
Et si le film est bien un déchaînement violent de fluides corporels et d’hémoglobine, il parvient aussi à exprimer avec une rare justesse l’horreur des complexes physiques. Dans l’une des scènes les plus saisissantes, Elizabeth enfile une tenue sexy et se maquille pour un date. Mais alors qu’elle s’apprête à quitter la maison, elle pose son regard sur l’affiche géante devant sa maison, où est exposée la parfaite silhouette en plastique de Sue. Elle commence à douter d’elle-même. Elle se démaquille, se remaquille, se démaquille à nouveau et finit, paralysée par la honte et le sentiment d’échec, par rester cloîtrée chez elle.
Dans une autre scène, Sue, qui débordait de confiance cinq minutes plus tôt, enfile rapidement un peignoir pour cacher son corps, lorsque l’équipe de tournage décide de revoir dans rejouer une vidéo en gros plan de ses fesses. Dans ces moments-là, sans gore en vue, le film est tout aussi brutal. Cela nous rappelle comment même la confiance en soi la plus exubérante peut s’effondrer en quelques secondes, face à des regards inquisiteurs et des voix intérieures qui nous disent que la moindre imperfection nous condamnera.