Can Dündar, journaliste en exil : « La moitié de la Turquie n’a pas abdiqué »

En 2016, le journaliste turc Can Dündar a été contraint à l’exil en Allemagne. Le rédacteur en chef de « Cumhuriyet », l’un des principaux quotidiens d’opposition, est directement menacé par Recep Tayyip Erdogan.
Son crime : avoir révélé en 2015 que l’État turc livrait des armes, via les services secrets, à des jihadistes en Syrie. Il livre aujourd’hui son analyse sur l’élection présidentielle en Turquie, à la veille d’un face-à-face inédit entre Kemal Kiliçdaroglu et le président sortant, le 28 mai.
Le premier tour des élections présidentielles du 14 mai a confirmé l’emprise de Recep Tayyip Erdogan sur la Turquie. Comment réagissez-vous ?
Rien n’est gagné d’avance en Türkiye ; les inversions ont lieu tout le temps. A la veille du premier tour, nous étions incroyablement optimistes : les sondages suggéraient qu’une défaite de Recep Tayyip Erdogan était possible pour la première fois depuis vingt et un ans.
La colère des gens envers lui est réelle pour une partie de la société. La Turquie traverse une période difficile après un tremblement de terre meurtrier (46 000 morts) et une violente crise économique, avec une inflation dépassant les 100 %. Ces éléments ont renforcé nos attentes de changement et nos raisons d’espérer.
Les résultats du premier tour ne manqueront donc pas d’être une énorme déception. On n’imaginait pas un score aussi large pour le dirigeant turc. Malgré tout, l’opposition a réussi à obtenir ce second tour et à empêcher sa réélection au premier tour. Cela confirme que la politique économique et sociale d’Erdogan a subi de sérieux revers. L’appauvrissement de la population marqua la fin de son mandat. Mais il a mobilisé l’appareil d’État et les pouvoirs dont il disposait pour rester en fonction. Il a façonné les institutions et la société à sa guise. Il n’y a presque plus de médias indépendants, pareil pour la justice, la police ou l’armée. Erdogan, avec l’AKP, a mis en place un régime autocratique depuis les années 2000, réduisant de plus en plus le champ des libertés.
Comment expliquer les difficultés de Kemal Kiliçdaroglu et le triomphe du parti au pouvoir, l’AKP (Parti de la justice et du développement), aux élections législatives ?
L’opposition a eu d’énormes difficultés à pouvoir mener sa campagne. Plusieurs de ses membres sont en prison, des partis et des groupes sont interdits, des dizaines de journalistes ont été emprisonnés. Erdogan a pu profiter d’une machine médiatique avec 18 chaînes de télévision à son actif.
Dans ces conditions, le score obtenu par l’opposition, réunie pour la première fois autour d’un seul candidat, est déjà une victoire. Cela démontre que tous ces partis nourrissaient un immense espoir de changement. La Turquie n’est pas un pays démocratique comme la France ou l’Allemagne, mais elle a démontré qu’elle n’est pas non plus un régime aussi totalitaire que la Biélorussie, l’Iran ou la Russie. Une opposition demeure. La moitié du pays n’a pas baissé les bras et entend se battre pour le respect de l’Etat de droit et des libertés.
Y a-t-il un espoir que Kemal Kiliçdaroglu l’emporte le 28 mai, au second tour ?
Les résultats ne poussent pas à l’optimisme. Erdogan utilisera tous les moyens à sa disposition pour gagner. L’autre élément qui pèse est la forte déception au sein de l’opposition. Les sondages lui ont fait croire à une éventuelle victoire dès le 14 mai. Cette désillusion peut conduire à une démobilisation de l’électorat et à des tensions au sein de la coalition. Troisième figure de ce scrutin, Sinan Ogan (5,3 %, alliance ATA – ndlr), aura un rôle clé au second tour.
Cet ultranationaliste, député du MHP (Parti d’action nationaliste), est devenu le personnage clé pour départager Erdogan et Kemal Kiliçdaroglu et se retrouve courtisé par les deux candidats. Si l’opposition accepte une alliance avec Sinan Ogan, sa coalition sera brisée. Le report des votes de ces anti-kurdes et anti-migrants se fera au détriment des votes des progressistes, les Kurdes. Kemal Kiliçdaroglu pourrait donc perdre plus.
Mais il y a une perspective encourageante à long terme : Erdogan ne pourra pas continuer à gouverner de la même manière. La situation est tellement catastrophique que l’opposition peut désormais s’affirmer comme une alternative pour la prochaine élection. Chaque échec nous a renforcés et a conduit à une alliance incroyable. Erdogan a été poussé à un deuxième tour. Vous devez l’utiliser.
Après vingt ans au pouvoir, comment Erdogan garde-t-il une telle mainmise sur la société ?
Cela fait partie d’une tendance mondiale à travers le monde. Les électeurs choisissent la sécurité et le conservatisme plutôt que la liberté. Erdogan en est conscient et joue sur cette peur. Durant sa campagne, il a multiplié les déclarations affirmant que « les terroristes seront au pouvoir si vous votez contre moi », « le mariage pour tous sera autorisé », « ils détruiront la religion, les valeurs familiales ».
Ce discours ultraconservateur est revendiqué par ses sympathisants, une bonne partie des électeurs, ainsi que par l’extrême droite. Ils ont oublié la crise économique, les faillites, la détresse alimentaire, car Erdogan a activé d’autres peurs. Les gens ont pensé en termes de religion, d’unité de la nation. Cette supercherie a été utilisée par différents pouvoirs qui se sont sentis menacés.
L’opposition peut-elle éviter la défaite qui lui semble promise ?
Depuis le 14 mai, l’opposition tente de comprendre les raisons de son échec et pourquoi son candidat, Kemal Kiliçdaroglu, n’a pas obtenu les 50 % de voix nécessaires pour être élu au premier tour. Aujourd’hui, son plus grand défi est de contrer les mensonges d’Erdogan. Les opposants ne sont ni terroristes, ni membres du PKK, ni contre la cohésion nationale, ni anti-islam.
Il y a un danger : en s’efforçant trop de convaincre les gens aux valeurs conservatrices de rallier les suffrages de la droite, l’opposition risque de s’aliéner une partie des progressistes, des Kurdes, de la communauté LGBT. Hélas, le pays est empoisonné par la haine distillée depuis deux décennies par les discours d’Erdogan et de l’AKP. Le temps d’une génération semble nécessaire pour sortir de ce carcan. L’électorat du parti au pouvoir est plutôt âgé, sans instruction, conservateur, très religieux et vivant en milieu rural.
Pensez-vous que la polarisation du pays, avec 50% de la population opposée au président turc, puisse le conduire à changer de politique ?
Je doute. Un politicien avisé gouvernerait avec ces divisions à l’esprit. Mais Erdogan dirige le pays sans se soucier de la majorité des citoyens. Dès que sa réélection sera assurée, il intensifiera la répression contre l’opposition. Il ne s’arrêtera pas dans son virage autoritaire. La majorité des jeunes qui vivent dans les villes et votent généralement contre Erdogan quitteront certainement le pays. Certains ont déjà migré vers l’Europe parce qu’ils veulent plus de liberté et de changement. Le processus risque de s’accélérer et de provoquer une véritable fuite des cerveaux. Une situation qui s’avère dramatique pour l’avenir de la Turquie. Ce nouvel exode va aussi changer le visage de l’émigration turque en Allemagne et en Europe. Il fera contrepoids à ceux qui sont arrivés dans les années 1960, qui votent majoritairement pour Erdogan.
Quel message souhaitez-vous faire passer ?
Le fait que la moitié de la population continue de résister après tant d’années d’oppression, d’attentats et de privation de libertés est une force. Cela donne de l’espoir pour l’avenir de la Turquie. Chez ses voisins, pour la plupart des régimes autocratiques, l’opposition n’a plus sa place. En Iran, la révolte n’a pour l’instant conduit à aucune transformation du régime. Nous avons besoin de plus de solidarité entre les démocrates qui luttent contre les dictatures. Car Erdogan aspire à nous ramener à la période ottomane, à une forme d’empire du monde islamique.
Cette sentence présidentielle vous condamne-t-elle à rester en exil en Allemagne ?
Il semble que nous devions rester à Berlin encore un peu. Nous avions prévu de retourner en Turquie immédiatement après sept ans d’exil forcé. Au final, mon séjour, commencé en juillet 2016, au moment de la tentative de putsch contre Erdogan et de sa violente répression contre toutes les formes d’opposition (juges, journalistes, élus), va se poursuivre. L’État de droit n’est pas encore revenu. Depuis 2022, les services de renseignement intérieurs m’ont inscrit sur une liste de terroristes présumés avec des milliers d’autres personnes accusées d’appartenir au PKK, d’appartenir au mouvement Gülen. 25 000 euros sont offerts à toute personne qui aidera les autorités dans ma capture. Hélas, nous vivons avec ces menaces depuis des années. Erdogan n’arrête pas de dire que je suis un espion et un terroriste et que l’Allemagne devrait me renvoyer en Turquie, ce qui me complique la vie. Je vais maintenant me consacrer à la fin du deuxième tome de la bande dessinée sur Erdogan et son maintien au pouvoir.
Grb2