Battre en retraite. Face à face entre Éric Woerth et Pierre Dharréville

Deux millions de personnes ont manifesté le 19 janvier contre la réforme des retraites. Le front syndical est d’une rare ampleur. Le gouvernement est en train de perdre la bataille de l’opinion publique. Selon les sondages, 72% des Français se disent contre cette réforme. Doit-on y renoncer ?
Éric Woerth J’ai constaté qu’une grande partie de la population n’est pas du tout d’accord avec cette réforme. Mais je ne connais pas de gouvernement qui, par plaisir, se heurterait à 70 % des Français. Nous menons cette réforme par devoir : celui d’être le protecteur de la protection sociale française. Nos grands dirigeants de l’histoire n’ont pas toujours suivi l’opinion du moment. Gouverner, c’est aussi faire des choses difficiles. Ce qui a commencé face à la réforme est évidemment un profond mouvement politique et social. Il y a de la pression : personne n’est insensible aux millions de personnes qui défilent dans les rues et personne ne veut voir la France bloquée. Mais personne ne veut non plus voir notre modèle de paiement à l’utilisation s’effondrer. La réalité, c’est qu’il y a moins d’actifs et plus de retraités, qu’on vit plus longtemps, que le financement se dégrade et qu’il faut y remédier pour garantir le droit à la retraite.
Pierre Dharréville Le premier devoir du gouvernement est de respecter la volonté populaire. Je suis allergique aux discours paternalistes qui diraient : « On va te faire du mal, mais c’est pour ton bien. L’exécutif ne dispose pas d’une majorité populaire sur ce texte. Il doit en faire le bilan et renoncer à sa réforme. Son ambition n’est pas du tout de sauver notre système par répartition, mais de dégrader notre droit à la retraite. Les Français partiront bien plus tard, se faisant voler leurs plus belles années de retraite. L’espérance de vie en bonne santé, dans notre pays, est d’environ 63 ans. Le gouvernement veut relever l’âge légal de la retraite au-delà. C’est la réalité de cette réforme : faire payer aux salariés deux années de travail supplémentaires, alors que d’autres choix budgétaires sont possibles. Nous ne laisserons donc pas cela se produire. La retraite est un grand geste de civilisation, c’est une nouvelle étape de la vie, une formidable liberté en fin de temps professionnel et un temps utile pour la société.
Quatre-vingt-dix-huit députés du Nupes ont déposé, à l’initiative des élus du PCF, une motion référendaire afin que les citoyens puissent voter pour ou contre cette réforme des retraites. Qu’est-ce que tu penses ?
Pierre Dharréville Nous utilisons tous les outils à notre disposition pour faire vivre le débat démocratique. Si Emmanuel Macron est si sûr de ses faits, qu’il ait le courage de soumettre cette question à un référendum, avec un débat pour mettre toutes les cartes sur table. Un passage forcé sur une question aussi fondamentale ne ferait que nuire davantage à notre démocratie déjà fragilisée. Le texte doit être retiré, et sinon, laisser les citoyens décider.
Éric Woerth Un référendum conduirait certainement à un non. Mais, s’il avait lieu, je voudrais qu’on pose toutes les questions aux Français : « Voulez-vous sauver le système par la distribution ? », « Si oui, voulez-vous le faire en travaillant plus longtemps ? ou en augmentant les impôts ? ou en baissant les pensions ? « . Je ne pense pas que les deux dernières options seraient retenues. Bien sûr, avec cette réforme, nous allons travailler plus, c’est même l’objectif. Mais ce n’est pas une punition, c’est juste le meilleur moyen de préserver notre retraite. modèle. Pouvons-nous travailler plus longtemps ? Oui, bien sûr : les Italiens le font, les Belges le font, les Allemands le font. Est-ce que tout le monde peut travailler plus longtemps ? Non. Dans certaines professions, c’est impossible. compte, et permettre aux gens de partir plus tôt pour des professions qui causent une usure physique prématurée.
Notre système est-il vraiment en danger ? Le président du Conseil d’orientation des retraites (COR), Pierre-Louis Bras, a déclaré que « les dépenses de retraite ne deviennent pas incontrôlables, mais elles (n’étaient) pas compatibles avec les objectifs de politique économique du gouvernement »…
Éric Woerth J’encourage le président du COR à relire ce qu’il a écrit. Les analyses sont claires. On peut le confondre en croisant les scénarios, mais on entre dans une phase de vingt-cinq ans de lourds déficits. Pourtant, notre réforme est tout sauf comptable et financière : elle n’est pas dédiée au sacro-saint équilibre, mais à la sauvegarde de notre modèle. S’il n’y a pas d’équilibre, alors le système est financé par la dette, par les marchés financiers, et même, de manière surprenante, par des fonds de pension étrangers. Nous voulons donc le protéger en renforçant son autofinancement par la distribution, qui est au cœur de la justice du système. J’ajoute que 40% de ceux qui partent aujourd’hui à la retraite le font déjà avant l’âge légal de la retraite, pour des raisons de pénibilité, d’incapacité, de longue carrière… Or cette réforme va entraîner une augmentation des pensions : nous aurons plus de droits , car les programmes collecteront plus de points et les femmes bénéficieront d’une augmentation plus importante que les hommes. Ce texte apporte son lot de justice supplémentaire.
Pierre Dharréville Au contraire, je crois que le gouvernement fait un choix financier sur le dos des travailleurs sans l’assumer. Des engagements européens ont été pris par la France pour réduire la part du PIB consacrée aux dépenses publiques et sociales. Pour Bercy, cela signifie toucher aux retraites. Le gouvernement se livre à une dramatisation outrancière de la situation pour faire croire qu’il n’y aurait pas d’autre solution que sa réforme, qui concentre l’effort sur les seuls travailleurs. Il demande aux salariés de cotiser davantage pour recevoir moins. La réforme aura deux effets : faire travailler plus longtemps et baisser les pensions de ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas prolonger leur carrière. Quant aux 40% de départ avant l’âge légal, cela montre qu’il y a de la souffrance au travail. Défendons la valorisation et l’épanouissement au travail. De plus, nous ne pouvons pas ignorer les augmentations de l’emploi et des salaires, sinon nous nous privons de ressources pour financer nos retraites.
Que dites-vous à ceux qui pensent que la réforme va pousser les Français à se tourner vers un régime par capitalisation, ce que seuls les plus aisés pourront faire…
Éric Woerth Nous créons beaucoup de fantasmes et nous nous éloignons souvent de la réalité des choses. D’abord parce que c’est effrayant de travailler plus longtemps. Mais la vérité est que nous travaillerons plus longtemps et que nous resterons aussi plus longtemps à la retraite. L’espérance de vie et l’espérance de vie en bonne santé augmentent. Lorsque les Français sont partis à 65 ans avant 1982, ils vivaient dix à douze ans de moins qu’aujourd’hui. La situation s’est améliorée. Le temps passé à la retraite sera plus long même après cette réforme. Il aura vingt à vingt-cinq ans. C’est une autre vie à laquelle vous avez droit, financée par des actifs quand vous avez travaillé assez fort, et c’est un merveilleux modèle.
Pierre Dharréville Je suis partisan du progrès social. Lorsqu’il y a augmentation de la productivité du travail, cela doit profiter à ceux qui travaillent. Nous sommes devant une question de classe et de répartition des richesses produites. Cette réforme vise à impliquer davantage ceux qui travaillent. Nous voulons améliorer le droit à la retraite et nous faisons des propositions : mettre fin aux exonérations de cotisations sociales, contribuer aux revenus financiers, assurer l’égalité salariale entre les femmes et les hommes, lutter réellement contre le chômage, etc.
Moins 8 milliards d’euros de CVAE (contribution sur la valeur ajoutée des entreprises – ndlr), moins 5 milliards d’euros d’ISF, moins 20 milliards avec le Cice… Et 80 milliards d’euros de dividendes versés au CAC 40 en 2022. L’héritage de le plus riche s’envole. Cette réforme n’intervient-elle pas à un moment où les Français, issus des classes modestes et moyennes, ont l’impression d’être les dindons de la farce ?
Pierre Dharréville Le niveau des dividendes versés aux entreprises du CAC 40 bat chaque année des records. Les inégalités explosent dans notre pays et se sont accrues depuis 2017. Les réformes « compétitivité » menées jusqu’ici y conduisent. Le gouvernement jette le discrédit sur la contribution et sur l’impôt en les confondant dans ce terme de « prélèvements obligatoires ». Cette stratégie est une impasse : il faut des impôts et des cotisations pour honorer la promesse républicaine. Lorsque vous utilisez une partie des impôts pour compenser des exonérations de cotisations, vous vous privez à la fois de cotisations et d’impôts. Ce jeu de vases communicants entre le budget de l’Etat et celui de la sécurité sociale est très problématique. Le tout au nom d’une « compétitivité » qui constitue une spirale permanente de dégradation des droits et des salaires au service de la finance.
Éric Woerth Je sais que vous n’avez pas oublié l’idée de lutte des classes, mais je n’y crois pas. En France, les combats sont nombreux, notamment celui du succès. Le chômage de masse que nous avons connu est insupportable et diminue grâce à la baisse des prélèvements obligatoires sur le travail. La compétitivité du pays, la capacité d’embaucher, d’investir, passent par là. Nous sommes déjà le pays le plus redistributif au monde. Quand vous dites « énormes dividendes », il y a sans doute eu beaucoup de profits pendant la crise. Mais les entreprises paient déjà des impôts et il ne faut pas compter sur des sujets ponctuels pour financer un mannequin de vingt-cinq ans. Les solutions que vous apportez avec une surimposition aggraveraient encore plus notre situation. Les classes moyennes et ouvrières en feraient les frais. Ce serait une baisse générale des revenus, de la compétitivité, de la richesse et du pouvoir d’achat.
Que pensez-vous de l’utilisation d’un PLFRSS (Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale – NDLR) comme vecteur législatif de cette réforme ? Ne risque-t-il pas de détourner l’esprit de la Constitution pour utiliser le 49.3, voire des ordonnances ?
Éric Woerth Tout d’abord, nous avons le droit de ne pas être stupides. Les textes permettent de cadrer des débats qui risquent d’être noyés autrement. Ensuite, ce PLFRSS est légitime : nous sommes dans le cadre du financement de la Sécurité sociale, dont les retraites constituent le premier poste de dépense. S’il y a des éléments qui ne rentrent pas dans un budget rectificatif pour des raisons juridiques, cela peut être discuté dans des lois ultérieures. Le président de la République a clairement dit avant son élection qu’il augmenterait l’âge de la retraite. Aucun retrait ne sera possible. Donc le Parlement votera ou les règles constitutionnelles seront appliquées si le vote est empêché. Je respecte les débats, les manifestations et les grèves. Mais je mets en garde contre les dérapages : la violence ne s’invite pas dans notre démocratie.
Pierre Dharréville C’est la première fois qu’un gouvernement tente de réformer ainsi les retraites. Il use d’un artifice pour contraindre le débat parlementaire : l’examen devrait se faire en six jours francs et non vingt… Et on ne pourra pas discuter de la pénibilité. Emmanuel Macron entend mettre en œuvre son programme. Mais beaucoup ont voté pour lui afin de bloquer l’extrême droite, sans adhérer à sa feuille de route. La démocratie, ce n’est pas tous les cinq ans : le pays doit pouvoir s’exprimer entre deux élections. La réforme mise sur la table est massivement rejetée. Je mets en garde le gouvernement sur sa propre responsabilité, sur la violence que constitue sa réforme elle-même, et je l’invite à ne pas jouer la pourriture et à renoncer à son projet de régression sociale.
Grb2