Parc national du Mont Rainier, État de Washington (États-Unis)
À Seattle et à Portland, se promener une journée sans voir aucune référence au secteur forestier s’apparente à une course du combattant. L’une des bières les plus connues du monde ? La Grande Notion, inspirée d’un roman sur l’industrie du bois. Quand l’équipe de football de Portland marque un but ? La mascotte, un bûcheron, coupe un tronc d’arbre. Et il est difficile de se promener dans l’arrière-pays sans tomber sur une de ces fêtes où des hommes forts fendent une bûche d’un seul coup de hache, en équilibre sur un fil.
Le camp écologiste a aussi son mot à dire, en faveur de la préservation de ces forêts centenaires, parfois même millénaires. Récemment, l’administration Biden a encore restreint l’exploitation forestière des forêts anciennes et lancé de nouveaux plans de gestion pour près de 130 forêts nationales. Mais un retour au pouvoir de Donald Trump les remettrait très probablement en question, selon Le Gardien. Lors de son premier mandat, le républicain a réautorisé l’exploitation des forêts anciennes, ouvrant aux entreprises près de 2,8 millions d’hectares de forêts nationales, une mesure jugée illégale par un juge fédéral.
Parmi les défenseurs de ces bois, Patrick Mazza, 72 ans, est tombé amoureux de ces forêts dans les années 1970 : « J’étais en Californie et j’ai senti un vent humide venant du nord et m’appelant ici. » Il répond à l’appel et trouve des bois vert fluo, denses à couper au couteau, où tout déborde : la paisible forêt tropicale. C’est là que l’on retrouve, non loin du Mont Rainier, un volcan glacé en sommeil depuis le XIXèmeᵉ siècle. La mousse épaisse est douce, mais l’humidité transperce les os. « C’est un lieu qui a un air sacré : on parle de forêt cathédrale »détaille le baryton septuagénaire et à vent. Ici, les racines des cèdres rouges sont aussi épaisses que des troncs de chêne. Quant à leurs trompes, elles rivalisent parfois en taille avec celles des VUS garé dans la vallée.
« L’industrie du bois coupe tout ce qu’elle peut »
Ces géants se sont imposés à Patrick Mazza comme le combat de sa vie. Présent dans les premières luttes pour la sauvegarde des forêts anciennes dans les années 1980, il poursuit toujours le combat, au sein du Les fauteurs de troubles (les Troublemakers), un groupe de militants de haut rang. « Tu vois ces arbres morts ? Il ne faut pas les supprimer, ils nourrissent la future forêt. C’est un cycle. L’industrie du bois coupe tout ce qu’elle peut. »
Car si la Californie a connu la ruée vers l’or, plus au nord, ce sont les arbres qui ont fait la richesse des colons blancs, au tournant du siècle. XXᵉ siècle. L’industrie forestière et l’État ont rapidement marché de concert. Entre 1957 et 1965, la récolte de bois sur les terres fédérales a triplé. Johnny Cash offre la bande originale de l’époque, ancrant la figure du bûcheron de l’Oregon dans l’imaginaire, avec « Bûcheron »un hymne que les menuisiers chantaient ensemble dans les forêts. Les sociétés forestières étaient alors les reines du Nord-Ouest.
Dans les années 1960, l’exploitation forestière sur les terres publiques dépassait celle sur les forêts privées. Selon l’Oregon History Project, « Les gestionnaires forestiers fédéraux passent alors du rôle de gardien à celui de participant actif à l’économie du bois de la région. ». En réponse, les écologistes se sont enchaînés aux arbres pendant la « Massacre de Pâques »en 1989, au cours de laquelle des géants centenaires ont été décimés par le US Forest Service, l’organisme fédéral de gestion des forêts. Le duel entre bûcherons et militants a ensuite fait la une des journaux télévisés.
« L’opinion publique a commencé à comprendre qu’un arbre ancien n’était pas seulement une poutre potentielle, mais qu’il s’agissait d’un gaspillage. »se souvient Patrick Mazza. Cependant, malgré les débordements, les écologistes ont perdu tous leurs procès, ou presque, plongeant la lutte dans une impasse.
« Sauvez un bûcheron, mangez un hibou ! »
Un oiseau est venu à leur secours : la chouette tachetée du nord. Il ne vit que dans les vieilles forêts, et c’est ce que les militants ont exploité. Alliés aux scientifiques, ils réalisent que s’ils veulent sauver les forêts anciennes, ils doivent prouver que sans eux, cette chouette ne pourrait pas survivre.
L’oiseau est devenu un symbole de lutte. Mais pour l’industrie, elle était la cible à abattre. UN T-shirt est devenu populaire dans l’Oregon : « Sauvez un bûcheron, mangez un hibou ! » ainsi proclame le podcast Timber Wars, du journaliste Aaron Scott. Les restaurants pro-industriels proposaient même du hibou frit au menu (qui n’était pas vraiment frit). À la Maison Blanche, Bush père est également entré dans l’arène, tonitruant comme il l’était. « il est temps de rendre les gens plus importants que les hiboux ».
Mais cette fois, ce sont les écologistes qui ont eu le dernier mot. L’oiseau a été ajouté à la liste des espèces menacées en 1990. Quatre ans plus tard, le plan de Bill Clinton protégeait 40 % d’arbres centenaires autour de ses nids. Dans la foulée, l’exploitation des forêts publiques de l’Ouest américain a chuté de plus de 80 %. % en vingt ans.
La bataille n’a cependant jamais pris fin. Les forêts les plus anciennes – leur définition varie selon les États – sont en partie protégées, mais les « forêts héritées »les forêts plus jeunes et héritées, qui contiennent néanmoins des arbres déjà centenaires, sont toujours exploitées par le Service forestier.
Des arbres vendus pour des millions de dollars
Or, ces bois constituent les forêts millénaires du futur, aménagées sans intervention humaine, ce qui en fait les gardiens d’un patrimoine écologique unique, constitué de multiples couches de canopée. Plus résistants aux incendies, ils comptent également parmi les capteurs de carbone les plus efficaces au monde, compte tenu de la taille de leurs arbres.
Leur valeur écologique est inestimable, mais leur prix au mètre cube ravit tout autant l’État. Dans l’État de Washington, une récente vente de sapins de Douglas a été estimée à plus de 3 millions de dollars, rapporte le Temps de Seattle. Au téléphone, Ryan Rodruck, porte-parole du Département des ressources naturelles de l’État, assure Reporterre que traiter à la fois de la vente et de la préservation n’est pas antithétique. « Il faut garder à l’esprit que ces récoltes rapportent de l’argent à l’éducation publique »commente-t-il.
Ces derniers mois, la machine est cependant au point mort. Les ventes ont été suspendues. Les fauteurs de troubles ont réussi à coincer une pierre dans la tronçonneuse. Leur stratégie ? Arpentez les parcelles pour supprimer les repères visuels qui délimitent les zones à vendre. « Ça a marché ! Nous savons ce que nous risquons, la prison, potentiellement. C’est un sacrifice »dit Patrick Mazza. Des actions contre lesquelles Ryan Rodruck ne s’énerve pas : « Ils choisissent de vandaliser nos forêts. Non seulement ils retardent les bénéfices potentiels des ventes, qui sont redistribués à nos écoles primaires, mais ils bafouent notre travail. »
Le combat est inégal et les Troublemakers savent que chaque petite victoire se savoure lorsqu’elle passe. L’Oregon et l’État de Washington restent les États qui produisent le plus de bois : les sociétés forestières y sont toujours influentes et leurs liens sont forts avec les États. L’Oregon finance un institut public qui ressemble à un lobby pro-abattage, l’Oregon Forest Resource Institute (OFRI). Julie Woodward, directrice de la foresterie à l’institut, assure que sa mission est avant tout de montrer que « chaque âge de la forêt est important, des jeunes arbres aux plus vieux ».
Quel bûcheron à la Maison Blanche ?
L’avenir de ces forêts est donc aussi en jeu dans la bataille pour la Maison Blanche. Quelle voix portera le plus ? Plus de protection ni d’exploitation pour les 130 000 km² de forêts anciennes sur le territoire fédéral ? Le réchauffement climatique fragilise les forêts du nord-ouest, les rendant plus vulnérables aux infestations d’insectes. À l’heure actuelle, les aiguilles du sapin de Douglas deviennent rouges et les arbres meurent à un rythme sans précédent dans l’Oregon.
Kamala Harris, la candidate démocrate, n’a pas abordé spécifiquement la question des forêts. Pour cause : elle a consacré sa campagne à « États swing »les États pivots, qui n’incluent pas ceux du nord-ouest. Son parti s’engage toutefois à réduire les menaces qui pèsent sur « forêts anciennes emblématiques » lors de son congrès d’été 2024.
« Trump pourrait retenter sa chance (en ouvrant les forêts fédérales protégées à l’exploitation forestière), mais il risque de subir une nouvelle défaiteassure Patrick Mazza. Et il trouvera toujours des fauteurs de troubles sur son chemin, s’il veut toucher aux forêts anciennes. » Alors qu’il est assis sur son porche à Seattle, il dit qu’il ressent toujours l’appel de la forêt fluviale : « Cela ne disparaît pas avec le temps. »
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