Jamais encore on ne l’avait observé vivant. Un spécimen de baleine à bec de Travers a été découvert échoué sur une plage de l’île du Sud, en Nouvelle-Zélande, début juillet. Le troisième en 150 ans. C’est peu pour ce grand mammifère marin de 5 mètres de long, dont les scientifiques savent si peu de choses qu’il est considéré comme la baleine la plus rare au monde.
Disséqués et analysés, ces restes rares vont permettre d’en apprendre davantage sur l’espèce. Jean-Luc Jung, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, responsable de la station marine de Dinard et membre du laboratoire de l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (Isyeb), livre à Libérer les informations connues et surtout méconnues sur la baleine à bec de Travers – dont le nom ne fait aucune référence à son anatomie.
Pourquoi cette baleine est-elle si rare ?
La baleine à bec de Travers fait partie du groupe des baleines à dents, la Ziphiidés, qui regroupe une vingtaine d’espèces connues. On les appelle « baleines », mais en réalité ce sont des animaux plus proches des dauphins que des baleines à bosse. Ce sont de grands plongeurs – jusqu’à 3 000 mètres de profondeur, c’est énorme – très discrets, qui vivent en pleine mer et utilisent l’écholocation (production sonore, ndlr) chasser le poisson.
Il est également probable que la baleine à bec de Travers ait une population très réduite. Aujourd’hui, nous disposons de spécimens entiers, de squelettes entiers, mais aucune observation en mer d’individus vivants n’a jamais été faite. Personne ne serait capable de les reconnaître. En ce sens, c’est l’espèce la plus rare, car l’une des plus difficiles à identifier.
Pourtant, son nom semble provenir d’un trait physique très particulier…
Non (des rires), Elle doit son nom au naturaliste Henry Hammersley Travers, qui a découvert le premier individu de cette baleine à bec en Nouvelle-Zélande en 1873. Et je ne parle pas d’un animal complet, mais d’une dent et d’un os de mâchoire, qui ne correspondaient à aucune espèce connue à l’époque. En 1950 et 1986, d’autres os ont encore été découverts, toujours en Nouvelle-Zélande et au Chili. Cela a ensuite permis de définir les premiers critères de l’espèce et de réaliser un petit séquençage de son ADN.
Dans les années 2010, deux baleines à bec entières ont été retrouvées échouées sur une plage de Nouvelle-Zélande et ont été identifiées grâce à leur ADN. Le troisième individu est celui qui vient d’être retrouvé, également en Nouvelle-Zélande.
Ils évoluent donc très certainement entre les côtes néo-zélandaises et chiliennes. C’est en tout cas la zone dans laquelle ils ont tous été identifiés. Mais il faut rester prudent : il n’est pas du tout impossible qu’ils aient une distribution beaucoup plus large, partout dans le monde, et que nous ne les ayons pas vus ou reconnus.
Le spécimen découvert le 4 juillet va être disséqué. Qu’espérons-nous découvrir ?
Beaucoup de choses ! Cela nous aidera à mieux identifier les critères de cette espèce : son ADN, sa morphologie et son anatomie. On connaît l’anatomie des os de ces baleines depuis 2010, mais on ne connaît pas du tout ses parties molles (tout ce qui n’est ni osseux ni interne, comme la peau ou les muscles, ndlr) et son corps.
Cela va nous permettre par exemple d’identifier les causes de sa mort : une maladie ou un simple sac plastique et autres horreurs de ce type. Car les échouages peuvent tout aussi bien survenir suite à un événement naturel, la vieillesse ou une maladie, que suite à un accident lié aux activités humaines. Et lorsqu’il y a une interaction avec des filets de pêche, en général, on identifie des traces de coupures. D’après ce que j’ai pu voir, ce n’est pas le cas sur ce spécimen.
Pourrons-nous en apprendre davantage sur son mode de vie ?
Oui, un peu plus. Ce spécimen va nous en apprendre davantage sur son régime alimentaire, en observant directement ce qu’il y a dans son estomac. On peut aussi utiliser l’ADN, pour tenter d’identifier l’espèce mangée par cet individu. Comme d’autres baleines à bec qui chassent par écholocation, il y a de fortes chances que la baleine à bec de Travers mange du poisson, des calmars… toutes sortes de nourritures.
Pourquoi est-il si important de développer nos connaissances sur cette baleine ?
Nous vivons une période catastrophique d’érosion de la biodiversité. Nous pensons bien connaître les espèces marines, mais en réalité nous n’en avons identifié que 10 % dans le monde. Et nous perdons des espèces que nous ne connaissons pas, et que nous ne connaîtrons jamais. En grand nombre. Si nous les connaissons, nous pouvons mesurer ce qui se passe et anticiper les conséquences.
Les cétacés sont des espèces sentinelles de la qualité de l’océan. Si l’on pense de manière « anthropocentrique », il faut être très attaché à nos mammifères marins. Il faut accroître nos connaissances pour pouvoir détecter tous ces problèmes, qui touchent de nombreux groupes d’espèces, dont le nôtre. A l’échelle du vivant, nous sommes de très proches cousins des cétacés. Ce qui les touche nous touche, ou nous touchera, c’est sûr.