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Au Sénégal, les archéologues de la traite négrière militent pour une approche décoloniale

Dans une salle sombre de l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, de grandes étagères montent jusqu’au plafond, sur lesquelles sont empilés des tiroirs poussiéreux rongés par les termites. Ils sont remplis de galets, de silex et de poteries du Mali, de Mauritanie, du Niger et du Sénégal. Devant se trouve un tas de caisses trouées et de malles en fer rouillées. « Dans cette réserve se trouvent les plus anciennes collections de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (IFAN)collectés avant même l’indépendance du pays, en 1960 »indique le professeur Ibrahima Thiaw, l’un des premiers archéologues sénégalais à s’intéresser à la traite transatlantique des esclaves, entre le XVee et le 19e siècle. L’IFAN a été créée en 1936, alors que Dakar était la capitale de l’Afrique occidentale française.

Le doctorant René Ndiana Faye (de dos) et le docteur en archéologie Adama Hadj recherchent des objets trouvés sur l'île de Gorée, au large de Dakar, dans les stocks de l'Institut fondamental d'Afrique noire, le 10 septembre, à Dakar. Le doctorant René Ndiana Faye (de dos) et le docteur en archéologie Adama Hadj recherchent des objets trouvés sur l'île de Gorée, au large de Dakar, dans les stocks de l'Institut fondamental d'Afrique noire, le 10 septembre, à Dakar.

A l’étage, dans une salle climatisée, des objets de l’île de Gorée, située au large de Dakar et symbole de la traite triangulaire, sont rangés dans des armoires de rangement plus modernes. Devant eux, des piles de cartons s’effondrent. « Des collègues européens ont déterré des objets pour les étudier. Cela leur a permis de publier des articles scientifiques prestigieux. Et après, ils nous ont laissé des malles remplies d’objets difficiles à garder. », déplore Ibrahima Thiaw, qui dirige l’unité de recherche en ingénierie culturelle et anthropologie (Urica), créée en 2017, et qui s’inscrit dans une démarche décoloniale. Cette approche – également présente dans d’autres disciplines comme la sociologie ou l’anthropologie – se distingue par une volonté de rupture avec les pratiques et grilles d’analyse héritées de la colonisation.

« Certaines équipes continuent de faire comme si nous étions encore à l’époque coloniale »il regrette. L’archéologue souhaiterait que les scientifiques occidentaux intègrent davantage la préservation du patrimoine et la formation des étudiants à sa conservation dans leurs budgets de recherche sur le continent africain.

Le doctorant en archéologie René Ndiana Faye, spécialiste de l'histoire de la traite négrière, examine des objets trouvés sur l'île de Gorée, au large de Dakar, et conservés à l'Institut fondamental de l'Afrique noire, à Dakar, en septembre. Le doctorant en archéologie René Ndiana Faye, spécialiste de l'histoire de la traite négrière, examine des objets trouvés sur l'île de Gorée, au large de Dakar, et conservés à l'Institut fondamental de l'Afrique noire, à Dakar, en septembre.

Dans les salles Urica, une dizaine d’étudiants travaillent sur leur ordinateur. Sur les murs, les visages d’Aline Sitoé Diatta (1920-1944), héroïne de la résistance sénégalaise contre la colonisation française, et de Frederick Douglass (1818-1895), abolitionniste américain, ont été peints par le collectif de graffeurs panafricain RBS Crew.

Lamine Badji, doctorant en archéologie, s’intéresse aux crânes les griots, ces conteurs qui transmettent oralement l’histoire de leur pays. Ces restes humains ont été retrouvés dans des baobabs par un anthropologue belge en 1965. Jusqu’à l’interdiction de cette pratique par le président Léopold Sédar Senghor en 1962, les griots n’étaient pas enterrés dans des cimetières avec d’autres habitants, mais à l’intérieur du tronc d’un de ces arbres sacrés d’Afrique de l’Ouest. . « L’objectif est de « décoloniser » cette collection en reprenant son étude sous un prisme sénégalais, c’est-à-dire en veillant à ce que nous respections nos croyances et nos traditions. Il faut d’abord obtenir le consentement des familles car se pose la question éthique de leur exploitation scientifique »explique le doctorant.

Lamine Badji, étudiant en archéologie, explore une réserve non éclairée appartenant à l'unité de recherche en ingénierie culturelle et anthropologie de l'Institut fondamental d'Afrique noire, à Dakar, en septembre. Lamine Badji, étudiant en archéologie, explore une réserve non éclairée appartenant à l'unité de recherche en ingénierie culturelle et anthropologie de l'Institut fondamental d'Afrique noire, à Dakar, en septembre.

« D’autres restes humains collectés au Sénégal ont été laissés sans suivi de conservation, ils sont désormais pourris et contaminés par des bactéries. Où est le respect ? Cela ne serait jamais arrivé en Europe. Les corps noirs ne sont pas inférieurs aux autres corps. »s’insurge le chercheur sénégalais, qui s’efforce de redonner de la dignité à ces restes humains. Il a prélevé l’ADN des crânes de ces griots pour tenter d’identifier leurs descendants. « Nous avons pu en retrouver certains en Amérique, ce qui prouve que les descendants des griots étaient envoyés comme esclaves outre-Atlantique, même si des écrits prétendent qu’ils ont été épargnés. »explique M. Badji.

« Dimension réparatrice »

Le respect de l’être humain et les relations avec les communautés sont au cœur du travail que souhaite promouvoir Ibrahima Thiaw. « Le corps n’est pas un objet mais une âme, et son histoire est liée au vivant »poursuit le professeur. « Les blessures profondes que cette tragédie a laissées dans la société actuelle doivent être prises en compte. Nous ne pouvons ignorer cet aspect émotionnel. La dimension réparatrice de l’archéologie, qui permet de renouer le fil des histoires familiales brisées par la séparation et l’exil, est trop négligée. »

Le scientifique sénégalais a concentré ses recherches sur l’île de Gorée, où il a étudié l’impact de la traite négrière sur les sociétés modernes d’Afrique de l’Ouest. Un travail qui lui a permis de réécrire l’histoire de cette île, du point de vue des victimes, alors que jusqu’alors elle était racontée à travers la perspective occidentale.

Le professeur Ibrahima Thiaw, directeur de l'unité de recherche en ingénierie culturelle et anthropologie, dans les réserves de l'Institut fondamental d'Afrique noire, à Dakar, en septembre. Le professeur Ibrahima Thiaw, directeur de l'unité de recherche en ingénierie culturelle et anthropologie, dans les réserves de l'Institut fondamental d'Afrique noire, à Dakar, en septembre.

« L’historiographie de la colonialité s’impose à travers l’écriture, fétichisée. Même si cela ne correspond pas forcément à ce qui s’est passé, l’enjeu est d’explorer des pans de cette histoire qui sont restés sous silence.explique le professeur Thiaw. L’archéologie permet de comparer ce qui est écrit dans les textes avec ce que laissent les traces matérielles..

L’archéologue a par exemple été frappé par le peu d’objets européens antérieurs au XVIIIe siècle.e siècle retrouvés sur l’île de Gorée, tandis que les textes documentent leur présence – voire leur hégémonie – dès le XVe siècle.e siècle. « Nous avons principalement trouvé des objets européens de la vie quotidienne comme des encriers, des bouteilles d’alcool ou des poids pour peser des objets précieux, qui datent du XVIIIe siècle.e siècle « souligne M. Thiaw.

Objets conservés dans une réserve sans éclairage à l'Institut fondamental de l'Afrique noire, à Dakar, en septembre. Objets conservés dans une réserve sans éclairage à l'Institut fondamental de l'Afrique noire, à Dakar, en septembre.
Des étudiants en archéologie déplacent du matériel dans une salle de l'Institut fondamental d'Afrique noire, à Dakar, en septembre. Des étudiants en archéologie déplacent du matériel dans une salle de l'Institut fondamental d'Afrique noire, à Dakar, en septembre.

Les questions ne manquent pas. Malgré les textes sur l’atrocité de la traite négrière, l’archéologue n’a pour l’instant découvert qu’une seule menotte, aux côtés d’armes à feu et de silex.

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Pour élargir leur champ de recherche, le professeur Thiaw et ses étudiants explorent depuis dix ans les fonds marins en vue de cartographier les épaves de navires européens. Ils forment la première équipe d’archéologie maritime d’Afrique de l’Ouest dirigée par des Africains. De jeunes archéologues ont plongé au large de l’île de Gorée pendant un mois, entre mai et juin, pour obtenir des images acoustiques sur les sites de deux épaves, probablement liées à la traite négrière. L’une d’elles date du début du XIXème siècle.e siècle.

« Un désastre total »

« La coque de l’épave est recouverte d’un alliage de cuivre qui servait à l’époque à protéger les navires du commerce atlantique des eaux chaudes et des micro-organismes qui attaquent le bois »explique Madicke Gueye, docteur en archéologie sous-marine. Il est le coordinateur national du Slave Wrecks Project, un projet dédié aux épaves de navires négriers entre le Sénégal, le Mozambique et l’Afrique du Sud. « Les travaux d’inventaire entrepris depuis dix ans ont permis d’identifier 24 sites archéologiques sous-marins au large de Gorée. Il faut maintenant pouvoir les dater”ajoute-t-il.

Jusqu’alors, seules quelques plongées avaient été réalisées, en 1988, par l’archéologue sous-marin français Max Guérout. «C’était un désastre total. Les objets sortis de l’eau étaient très mal conservés. »déplore Ibrahima Thiaw. Les pièces archéologiques de ces expéditions sous-marines sont en effet toujours conservées dans des seaux d’eau salée au musée historique de Gorée.

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Les vestiges sous-marins ont passé des siècles immergés, à l’abri de la lumière, dans un environnement salé et pauvre en oxygène. Fragiles, ils doivent faire l’objet d’un traitement adapté. « Nous avons perdu une bonne partie de cette collection, notamment tous les objets en bois »regrette Madicke Gueye. Le jeune chercheur milite pour l’ouverture d’un laboratoire de conservation qui permettrait d’extraire en toute sécurité les restes encore enfouis dans les profondeurs de l’Atlantique et de révéler enfin leurs secrets.

Vue de la corniche de Dakar depuis une salle de l'Institut fondamental de l'Afrique noire, à Dakar, en septembre. Vue de la corniche de Dakar depuis une salle de l'Institut fondamental de l'Afrique noire, à Dakar, en septembre.
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Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides
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