Il existe au cœur de Nairobi une poignée de rues qui symbolisent le pouvoir. Le Parlement, la Cour suprême, le bureau du gouverneur de la capitale kenyane y sont concentrés le long de larges artères propres. Un décor moderniste que les fonctionnaires et les cols blancs parcourent habituellement à la hâte. Mardi 25 juin, ces rues ont été le théâtre d’une situation inédite dans l’histoire du Kenya : des manifestants, mobilisés contre la loi de finances actuellement en discussion, ont investi le Parlement.
Les télévisions et les réseaux sociaux ont vu le déploiement de véhicules de l’armée dans le centre-ville, notamment des camions-citernes éteignant les incendies de certains immeubles, avec en fond sonore des gaz lacrymogènes et, parfois, des balles réelles. . Mardi soir, les derniers bilans faisaient état d’au moins cinq personnes tuées selon des ONG, alors qu’Internet était coupé dans la majeure partie de Nairobi.
Pour Hiribae Wanyoike, un manifestant joint par téléphone, le rassemblement était essentiellement « passé paisiblement » et le mot d’ordre n’était pas initialement d’entrer au Parlement. « Mais les gens se sont mis en colère contre les violences policièresraconte le Monde cet artiste nairobien de 29 ans. À un moment donné, il y a eu beaucoup de gaz lacrymogènes, j’ai vu du sang, des corps par terre et des gens courir vers le Parlement. »
Les manifestations ne se sont pas limitées à ce lieu symbolique, touchant de nombreuses grandes villes en dehors de Nairobi. La chaîne nationale Télévision citoyenne ont diffusé une scène de pillage d’un supermarché dans la ville de Nyeri (au nord de Nairobi), ainsi que des manifestants caillassant un bâtiment officiel à Eldoret (au nord-ouest du pays). Au cœur de la vallée du Rift, cette ville est connue pour être un fief du président William Ruto.
« Les gens ont atteint leurs limites »
Les réformes menées par le chef de l’Etat, élu il y a moins de deux ans, sont au cœur de ces contestations. La nouvelle proposition de loi de finances pour 2024-2025 a mis le feu aux poudres. Il ajoute une série de taxes (TVA de 16 % sur le pain, taxe annuelle de 2,5 % sur les véhicules particuliers notamment) aux budgets déjà très serrés des citoyens. Déjà, l’année dernière, la première loi de finances de William Ruto, un riche homme d’affaires parti de rien et qui se présentait « président du petit peuple des gens débrouillards » lors de la campagne électorale de 2022, avait instauré une série de nouvelles taxes, dans un contexte d’inflation très élevée et d’effondrement du shilling kenyan. L’État s’est défendu en insistant sur le fait qu’il souhaitait éviter un défaut de paiement sur la dette croissante du pays.
Mais les Kenyans, dont un tiers vit sous le seuil de pauvreté, ressentent avec colère ces mesures d’austérité, tandis que l’État affiche un mode de vie jugé cher. En deux ans, la State House fut rénovée à grands frais, le parc de voitures officielles fut renouvelé, les postes gouvernementaux furent multipliés. Fin mai, William Ruto a loué un jet privé coûteux pour sa délégation pour un voyage d’État à Washington.
« Je pense que les gens ont atteint leurs limites, surtout les jeunes »analyse la chercheuse et essayiste Nanjala Nyabola, auteur de Démocratie numérique, Politique analogique : comment l’ère d’Internet transforme la politique au Kenya (2018). La jeunesse, et notamment la génération Z (née après 1997, ultra-connectée), est au cœur du mouvement actuel. Un fait sans précédent au Kenya, où les manifestations sont traditionnellement organisées ces dernières décennies par des partis politiques, souvent prompts à rémunérer les participants issus des zones défavorisées pour y prendre part. Sur les réseaux sociaux, le mouvement « Occupy Parliament » est apparu mi-juin, organisant deux premières manifestations au cours des huit derniers jours, où les gens brandissaient des pancartes « Ruto doit partir » (« Ruto doit partir »).
« C’est sans précédent »
« Il y a un changement générationnel massif dans la manière dont les gens reçoivent, consomment et distribuent l’information. Ces jeunes se sont informés, se sont galvanisés, se sont mobilisés. Cela n’aurait pas été possible s’ils dépendaient uniquement des médias traditionnels. »ajoute Mmoi Nyabola. Le mouvement est selon elle bien plus large que la seule génération Z, mais il est mathématiquement très visible dans un pays où, rappelle-t-elle, « 60 % de la population a moins de 35 ans ».
« Nous parlons de personnes instruites, très conscientes des problèmes auxquels elles sont confrontées, capables de pointer du doigt les injustices qu’elles constatent »poursuit-elle en soulignant que la loi de finances est venue renforcer ces tendances de fond. « Et ce qui relie tout cela, c’est que l’administration Ruto n’écoute pas. »
L’ampleur de la colère envers les symboles de l’État, dans un pays marqué par de fortes brutalités policières, est l’autre enseignement crucial de cette journée de mobilisation. «C’est sans précédent» déclare Macharia Munene, historien et professeur de relations internationales. Il y a eu des manifestations dans le passé mais rien de cette ampleur, l’ampleur va bien au-delà. »
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Les manifestants, note l’universitaire, n’ont pas connu les décennies de régime autoritaire (années 1980 et 1990) et n’ont plus la même peur de la police que leurs aînés. « Ils ont même des stratégies en place pour faire face à la police, ils leur donnent de l’eau ! il a dit. Les manifestants n’ont pas peur. Et c’est ce qui fait peur au gouvernement, car il ne sait pas quoi faire. »
Mardi soir, dans une déclaration à la presse à connotation militaire, William Ruto a estimé que l’expression populaire » légitime « Les manifestants avaient été infiltrés par un groupe « organisations criminelles ». “ « Les événements d’aujourd’hui marquent un tournant crucial dans la manière dont nous réagissons aux menaces graves contre notre sécurité nationale. »a déclaré le chef de l’Etat, promettant de « apporter une réponse complète, efficace et rapide » à des actes qualifiés de » trahison « .