Chaque année, la forêt boréale du Canada brûle. Provoqués par les tempêtes saisonnières, des incendies se déclarent, transformant des milliers de kilomètres carrés en un paysage apocalyptique où épicéas, bouleaux blancs et sapins laissent place à un désert de cendres.
C’est dans ce désastre qu’avec l’arrivée des premières précipitations, les morilles de feu apparaissent et se répandent au milieu des cendres humides. Un champignon prestigieux à base blanche et au chapeau alvéolé, très prisé des restaurateurs et réputé pour être le plus cher après la truffe, autour duquel s’est constitué tout un marché économique en pleine forêt. Un business de niche qui, grâce au bouche à oreille, s’est progressivement popularisé.
Pour Morgan, l’aventure a commencé en 2012. « Mon goût pour la nature et les grands espaces inhabités m’a poussé au voyage. Pendant une décennie, j’ai voyagé en Amérique du Nord avec ma femme Neva., raconte cet ancien professeur de biologie. Arrivé dans l’Ouest canadien, après une première expérience de cueillette de fruits, le couple découvre et s’essaye à la récolte des morilles. Le premier d’une longue série.
Une chasse au trésor en immersion totale
Depuis cette première incursion, chaque année, de mi-mai à fin juillet, les deux aventuriers s’enfoncent au plus profond de ces terres dévastées par les flammes, connues sous le nom de Crown Land. Ils y plantent leur tente, établissent des campements de fortune réalisés avec les moyens du bord, qu’ils démontent et réinstallent au fur et à mesure de leur voyage.
Comme eux, plusieurs centaines de cueilleurs se retrouvent immergés dans ces bois calcinés, coupés de toute civilisation, parcourant le territoire à la recherche de morilles. Une véritable chasse au trésor digne de la ruée vers l’or, tout compte fait. Leur objectif : « Trouvez d’abord les correctifs »coins de morilles jalousement gardés, où « les champignons poussent en abondance, couvrant le sol sur plusieurs mètres ».
Les paysages calcinés de la Colombie-Britannique, Canada. | Morgane Cerceau
« Une partie de poker »
A la recherche de cet Eldorado, Morgan et Neva n’hésitent pas à parcourir plusieurs milliers de kilomètres à travers les bois, traquant les incendies de forêt depuis les Territoires du Nord-Ouest jusqu’aux provinces du Yukon et de l’Alberta, en passant par la Colombie. Britanique. C’est pourquoi chaque cueilleur se prépare minutieusement avant de démarrer son expédition. Caisses, hache, tronçonneuse, pelle, bâches, chalumeau, ustensiles de cuisine, scie, marteau, réchauds, nourriture… Le tout chargé dans un pick-up emballé.
Mais le succès est loin d’être garanti. « Nous planifions notre voyage à l’avance, mais une fois sur place, c’est souvent une improvisation totale. Chaque saison est unique, c’est un peu comme jouer au poker. On ne sait jamais à quoi s’attendre »explique Morgane.
Matéo en pleine récolte de morilles grises et blondes. | Mateo Arnoul
Chaque année réserve son lot de surprises. « Certains cueilleurs se retrouvent en déficit en fin de saison, tandis que d’autres parviennent à récolter des centaines de dollars par jour. C’est une aventure où risque et récompense sont étroitement liés. Une quête qui demande du courage, de la persévérance et une bonne dose de chance.
« Journées de 14 heures »
Cueillies à la sueur de leur front, les morilles ont aussi besoin « résistance mentale à toute épreuve et condition physique optimale », assurent Thomas et Camille, cueilleurs drômois expérimentés. Depuis 2018, le jeune couple explore les paysages sauvages avec enthousiasme… Et souffrance ! « C’est ultra physique ! Chaque jour, nous nous levons à l’aube, le couteau en poche et les caisses sur le dos pour transporter les champignons. Jusqu’à 35 kilos, les très bons jours.
« Entre les heures de marche de plusieurs kilomètres sur un terrain accidenté et dans des conditions extrêmes, le froid, la pluie, la suie environnante, les marécages, les attaques incessantes des moustiques et le temps passé penché à scruter le sol… On parle généralement de quatorze heures. jours.explique Thomas.
Pourtant habitués aux longues journées en station de ski, ces deux saisonniers, qui passent l’hiver à Courchevel et l’été dans les forêts canadiennes, terminent chaque saison avec des morilles sur les genoux. « Ce n’est pas à la portée de tout le monde »ils sourient.
Ambiance « Man vs. Wild »
Dans ce face-à-face avec la nature brute, les aventuriers doivent également composer avec un autre acteur du paysage : la faune locale. Une contrainte constante qu’il est bon de garder en tête à tout moment. « Lors de la cueillette, nous sommes absorbés par notre tâche, le regard fixé sur le sol. Dans notre frénésie de ramasser le plus de morilles possible, il est très facile de s’éloigner du camp, de perdre le sens de l’orientation et de se perdre. Il est cependant crucial de rester attentif au moindre bruit.souligne Matéo, cueilleur depuis 2018 et ancien chercheur spécialisé dans la protection de l’environnement.
Lors de sa toute première saison de cueillette aux côtés de ses amis, il se souvient encore de cet impressionnant grognement guttural qui l’a complètement surpris. « Le son venait de la droite, là où se trouvait à moins de 30 mètres une masse géante parfaitement intégrée au sol. Nous nous sommes rapprochés jusqu’à pouvoir visualiser l’animal. La bête s’est ensuite levée, dépassant autrefois la taille d’une voiture. C’était un élan de plus de deux mètres qui nous faisait face, prêt à charger.
Thomas dans un mikado d’arbres. | Thomas Bouziane
Une crainte également partagée par Thomas, suivi de près sur plusieurs kilomètres par un ours noir, ainsi que par Morgan, confronté à un duel de regards avec un couguar. « Le félin traversait une rivière à 20 mètres de moi et m’a remarqué. Il s’est figé, s’est accroupi, a aplati ses oreilles et a ébouriffé ses cheveux… Je n’arrêtais pas de me répéter en riant nerveusement : je ne vais pas mourir maintenant.il se souvient.
Ces expériences se terminent généralement par plus de peur que de mal, même si des attaques mortelles subsistent. Habitués à ces rencontres aussi majestueuses que terrifiantes, les aventuriers ont vite appris à vivre avec elles au quotidien. « Nous appliquons des règles : ne pas paniquer, se regrouper, tenir tête à l’animal et surtout conserver la nourriture hors de portée des grizzlis curieux. »
Un marché qui perd de son éclat
Une fois les champignons ramassés, triés et nettoyés, les cueilleurs n’ont pas besoin de chercher bien loin pour trouver des acheteurs intéressés. Les morilles sont vendues au comptant, le soir même et sur place, à des grossistes positionnés en lisière des bois ou à des endroits stratégiques en pleine forêt. « C’est un statut indépendant. Il n’y a pas de contraintes ni de contrat de travail. N’importe qui peut s’aventurer dans les bois, cueillir des champignons et les vendre à un acheteur.explique Matéo.
Autrefois vendues 14 dollars la livre en haute saison, soit un demi-kilo, les morilles se vendent désormais à un prix beaucoup plus modeste. « Environ 5 $ la livre », les cueilleurs sont d’accord. Un déclin qui s’explique entre autres par le développement de la culture des morilles en Chine. Un nouvel acteur qui bouleverse l’industrie, jusqu’ici monopolisée par les grandes entreprises alimentaires américaines comme West Coast Food, en fixant les prix du marché en fonction de l’offre et de la demande.
Une situation qui a poussé Morgan et Neva à fonder leur propre entreprise, Morille Sauvage, en 2015. « Nous séchons nos récoltes au camp pour en expédier une grande partie en France, où nous les vendons sur les marchés, aux restaurateurs, dans les points de vente ou sur notre site e-commerce »ils expliquent.
Cette stratégie est partagée par d’autres comme Thomas et Camille, avec leur société Morilles Aventure, ainsi que par Matéo, qui vend ses récoltes via son site Internet. Le prix moyen de leurs morilles vendues en France est fixé à 65 euros les 100 grammes et 19 euros les 25 grammes.
« Une aventure unique »
Parfois isolés dans des régions si reculées qu’ils ne trouvent pas d’hôpitaux, de stations-service ou de supermarchés à moins de trois heures de route, les cueilleurs se retrouvent à vivre en totale autarcie, dans un décor qui rappelle le Far West d’antan. « C’est un peu la jungle. Les indigènes n’hésitent pas à chasser de leur zone les personnes jugées trop intrusives, certains cueilleurs sont armés de fusils pour défendre leurs parcelles, d’autres sont paranoïaques et menacent tous les passants qui s’approchent… C’est un microcosme où règnent des formes de tension. , jalousie et rivalité entre chacun”prévient Matéo.
Cependant, malgré cette dure réalité, un réseau d’entraide et de solidarité se tisse en parallèle. « Il y a toujours une main tendue vers un autre cueilleur en difficulté. Rapidement, on se retrouve à vivre en petits groupes, selon les affinités, pour rendre le quotidien plus facile et plus agréable. C’est une forme de socialisation qui se construit naturellement.»
Ainsi, au gré des dépannages et des coups de main, des amitiés naissent, prenant le pas sur l’appât du profit. « Les meilleurs moments d’une saison sont les repas partagés, les innombrables couchers de soleil, les hurlements des loups sous la lune, les ciels étoilés, les rires, la camaraderie, les parties de pêche, les rencontres, la nature sauvage, les plaisirs simples… »énumère Camille avec nostalgie.
Un camp en Colombie-Britannique. | Morgane Cerceau
« Ce qui compte avant tout, ce sont les expériences que nous vivons, les souvenirs que nous gardons et que je partage désormais avec mes enfants »ajoute Morgan, père de deux enfants de 4 et 7 ans, qu’il emmène dans les territoires canadiens ces dernières années. « Tout cela compte bien plus que la valeur d’un seul champignon. Peu importe si vous faites fortune en collectant des morilles ou si vous finissez les mains vides. Cette aventure ne s’achète pas.