Après les révélations, le sort du biopic est en suspens
Il s’agit sans doute de l’ultime exercice d’admiration pour l’action et les engagements du fondateur d’Emmaüs. Le dernier d’une longue liste de livres, films, biographies consacrés à l’abbé Pierre, louant l’homme de bonté et son destin exceptionnel.
Sorti au cinéma il y a tout juste un an, L’abbé Pierre. Une vie de luttes Il ajouta en toute bonne foi sa pierre à l’édifice d’une version officielle, jamais contestée, qui le consacra pendant dix-sept ans comme la personnalité préférée des Français. Avec un budget de 15 millions d’euros, l’acteur Benjamin Lavernhe dans le rôle-titre et une projection en avant-première au Festival de Cannes, ce biopic ambitieux fut un événement.
S’il n’a pas rencontré le succès escompté en salles, notamment au vu de son coût, il a néanmoins attiré plus de 800 000 spectateurs, et a ensuite été diffusé en prime time sur Canal+ le 21 mai. Les révélations qui se sont succédées depuis le 17 juillet sur le comportement de l’abbé Pierre, accusé d’agressions sexuelles par de nombreuses femmes, ont évidemment été un choc pour les producteurs et toute l’équipe du film.
Dans un communiqué de presse sobre publié la semaine dernière, ils affirment « avoir suivi avec effroi » la succession d’accusations portées contre le prêtre. « Ces crimes, qui jettent une lumière totalement nouvelle sur le sort de l’abbé Pierre, nous étaient évidemment inconnus lorsque nous avons réalisé ce film », ils précisent, en apportant leur « soutien total » aux victimes.
Une sensation de choc
Le réalisateur Frédéric Tellier, qui s’est sincèrement investi dans ce projet, nous confie qu’il est « accablé et attristé » par cette affaire, à la fois comme citoyen et comme cinéaste. « Quand nous avons commencé la production il y a quatre ou cinq ans, notre idée était de faire un film sur une image de bonté et de sagesse, un film qui ferait du bien dans un monde qui allait mal », il explique.
Comment le cinéaste, qui a effectué un énorme travail de documentation et travaillé avec des proches de l’abbé Pierre, notamment son dernier secrétaire particulier Laurent Desmard, a-t-il pu passer complètement à côté de cet aspect de sa personnalité ? Ce questionnement contribue au sentiment de « choc » qu’il vit aujourd’hui. « Non seulement je n’ai jamais reçu la moindre information ou avertissement au cours de mes recherches, déplore Frédéric Tellier, Mais quand le film est sorti et lors de la grande tournée d’avant-première qui l’a précédé, personne n’est venu me dire : « Attention, ce n’était pas le genre d’homme que vous décrivez. »
Cette biographie cinématographique, qui retrace le parcours de l’abbé Pierre depuis la guerre jusqu’à sa mort en 2007, évoque en filigrane les excès liés à la notoriété soudaine de l’abbé après le célèbre appel de l’hiver 1954, ainsi que le long séjour en Suisse dans une clinique psychiatrique à la fin des années 1950. Mais elle s’en tient à la version qui circulait à l’époque, celle de l’épuisement moral et de l’abus d’amphétamines.
Frédéric Tellier n’ose pas imaginer ce qui se serait passé si les révélations étaient survenues pendant le tournage du film. « Au moins, je n’aurais pas eu à faire face à ce choix difficile – arrêter le projet ou réécrire complètement le scénario –mais les dégâts restent énormes pour nous tous. » Pour lui personnellement, qui y a consacré cinq ans de sa vie, et pour les financiers d’un film dont l’exploitation commerciale n’était pas encore achevée.
Une réflexion en cours à France Télévisions
Disponible en DVD et en VOD depuis le 7 mars, il devait être diffusé dans les prochains mois sur M6 puis France 3. Manuel Alduy, directeur du cinéma à France Télévisions, le confirme. L’abbé Pierre. Une vie de luttes Est « une des plus grandes productions » auquel le groupe a participé, avec un financement de 2,5 millions. La contrepartie consistait en une participation aux revenus d’exploitation et deux diffusions gratuites sur leur chaîne à partir de septembre 2025.
« À ce stade, il n’est pas exclu que nous ne le diffusions pas du tout, explique Manuel Alduy. Mais il est aussi tout à fait possible qu’elle soit diffusée, avec les précautions nécessaires. Ce pourrait être en deuxième partie de soirée, après une première diffusion qui revient sur l’affaire et toutes les questions qu’elle soulève. »
Déjà confrontée l’an dernier à l’affaire Depardieu, mise en cause par la vague #MeToo, la chaîne avait suspendu temporairement la diffusion des oeuvres dans lesquelles jouait l’acteur mais avait décidé de ne plus censurer systématiquement ses films à l’avenir. « Il s’agit d’une affaire nouvelle pour nous, puisque le problème ici est le sujet du film. Les accusations portées contre l’abbé Pierre touchent directement au sujet du film, dont la véracité est entièrement compromise. Il nous faut adapter notre jurisprudence », justifie Manuel Alduy.
Croire à la sanctification de quelqu’un
A ce stade, Frédéric Tellier n’a pas non plus de réponses sur le sort du film, toujours disponible à l’achat sur de nombreuses plateformes, mais il imagine qu’il sera au moins accompagné d’un avertissement préalable et d’un message de soutien aux victimes.
Si le cinéma et les spectateurs raffolent de ces biopics, notamment lorsqu’ils mettent en avant des histoires de vie exemplaires, le genre ne risque-t-il pas de payer le prix de l’affaire de l’abbé Pierre ? En tout cas, selon le cinéaste, elle interroge notre capacité à continuer de croire à la sanctification de quelqu’un : « Je ne peux pas me résigner à ce que tout être humain ait une part de mal en lui. Je veux croire qu’un être humain est capable de faire ce que l’abbé Pierre a accompli dans la lutte contre la pauvreté, tout en étant un homme bon. »
« À l’avenir, il est certain que nous serons particulièrement attentifs aux scénarios de biopics – notamment d’hommes contemporains célèbres – que France Télévisions pourrait être amenée à financer, déclare Manuel Alduy. Nous avons peu de marge de manœuvre sur les projets, mais nous pouvons nous abstenir d’investir dans un film s’il nous apparaît qu’il y a des zones d’ombre. »
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Chronologie de l’affaire de l’abbé Pierre
Juin 2023. Une femme contacte les responsables du mouvement Emmaüs pour dénoncer des actes graves qui lui ont été imposés par l’abbé Pierre, un ami proche de ses parents, alors qu’elle avait 16 ou 17 ans.
Automne 2023. Emmaüs a mandaté le cabinet Egaé, fondé par la militante féministe Caroline de Haas, pour mener l’enquête et déterminer s’il s’agit d’un cas isolé ou s’il y a d’autres victimes.
17 juillet 2024. Dans un rapport rendu public par Emmaüs, six femmes dénoncent des actes d’agressions sexuelles commis à leur encontre par l’abbé Pierre.
6 septembre 2024. Dix-sept nouveaux témoignages recueillis par le cabinet Egaé relatent des faits de violences sexuelles commis entre les années 1950 et 2000, dont plusieurs sur des mineurs.
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