« Anora », un conte cruel et fou dans les rues de Brooklyn
Anora ***
par Sean Baker
Film américain, 2h18
Sean Baker, réalisateur américain indépendant de 53 ans, avait déjà sept films à son actif lorsque la Palme d’Or du Festival de Cannes lui a été décernée. Anora et l’a révélé au grand public. Jusqu’ici réservé aux festivals et aux réseaux art et essai, son cinéma, qui explore avec beaucoup de cohérence l’envers du rêve américain et de la société capitaliste, s’était pourtant déjà bâti une solide réputation auprès des cinéphiles. .
De Mots de quatre lettres a Fusée rouge en passant par Tangerine Ou Le projet Floride, ses films (1) sont peuplés de personnages en marge – jeunes des banlieues, migrants, prostituées, transsexuels ou acteurs porno auxquels, non sans une dose d’humour et une grande inventivité formelle, le cinéaste s’efforce de restituer toute leur humanité.
Anora, d’une ampleur sans précédent, se révèle être à la fois la synthèse et l’aboutissement de son œuvre. Un conte de fées des temps modernes touchant, drôle et incroyablement vivant, qui nous transporte des bidonvilles de Brooklyn à la luxueuse villa new-yorkaise d’un oligarque russe, dans la même description obscène et vaguement nauséabonde des deux extrémités de la chaîne ultralibérale.
Une sorte de Jolie femme trash et contemporain où une strip-teaseuse croit retrouver le prince charmant joué par un fils d’une famille riche. Sauf que jusqu’à sa fin, le film fait preuve d’une charge politique et d’une ironie permettant de mieux mesurer le fossé entre travailleurs précaires et élites mondialisées.
Un film en trois parties
Tout en bas de l’échelle, il y a ces travailleuses du sexe qui n’ont que leur corps pour survivre. Dont Anora, dite « Ani », (Mikey Madison), danseuse de lap-dancer dans un club sordide de Brighton Beach. Elle n’en croit donc pas sa chance lorsqu’un soir elle tombe sur Ivan (Mark Eydelshteyn). Sous prétexte d’étudier aux États-Unis, cet enfant gâté et immature d’un riche couple russe dépense généreusement l’argent de ses parents pour faire la fête.
Il s’éprend d’Anora, engage ses services comme escorte pendant une semaine et, au terme d’un voyage ivre à Las Vegas, l’épouse sans qu’on sache s’il a vraiment des sentiments pour elle ou s’il agit sans réfléchir. La jeune femme veut croire à sa part de rêve. Et se rebelle lorsque les parents d’Ivan, contestant leur union, envoient deux acolytes pour régler le problème.
Le film est brillamment construit en trois parties, chacune d’entre elles bifurquant l’histoire et lui donnant sa coloration particulière. Le premier, plein d’énergie survoltée, colorée et pétillante, nous entraîne dans un tourbillon d’alcool, de sexe et de drogue qui culmine avec le mariage.
Le second, gris et froid, fait office de gueule de bois pour les tourtereaux lorsque trois hommes, deux Arméniens et un Russe, font brusquement irruption dans la villa des parents d’Ivan pour le convaincre de reprendre ses esprits. Le troisième est une course contre la montre, frénétique et hilarante, à travers la nuit de Brooklyn pour retrouver le jeune homme, qui a préféré s’enfuir plutôt que d’affronter la colère de ses parents, en route pour New York dans leur jet privé.
Le talent de Sean Baker est de passer d’un genre à l’autre, de la comédie romantique au burlesque, en passant par le thriller, avec un second degré assumé, mais sans jamais perdre de vue son sujet. Anora a peut-être envie de croire de toutes ses forces en son incroyable destin, mais on sait dès le départ à quel point cette histoire est vouée à l’échec d’avance. Le cinéaste en fait pourtant une admirable héroïne, dont la dignité inébranlable est à la hauteur de la somme des humiliations et du mépris de classe dont elle est soumise.
Découverte en Il était une fois… à Hollywoodde Quentin Tarantino, Mikey Madison, son interprète, fait irruption à l’écran. Rusée et crédule, libérée et innocente, horrifiante et touchante, elle mène la danse pendant les près de deux heures vingt minutes du film avec un naturel désarmant. Jeune femme perdue, prisonnière d’un système qui écrase ses enfants et annihile leurs rêves.
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Sean Baker, cinéaste indépendant
Sean Baker est un scénariste et réalisateur américain né le 26 février 1971 à New York.
Diplômé de la Tisch School of the Arts de l’Université de New York, il réalise son premier film, Mots de quatre lettres, en 2000. Viendra Sortir en 2004, Prince de Broadway en 2006 et Starlette en 2012.
En 2015, Mandarine a reçu le prix du jury au Festival de Deauville.
En 2017, le Projet Floride est présenté à la Quinzaine des Cinéastes du Festival de Cannes.
Quatre ans plus tard, il entre en compétition officielle du Festival de Cannes avec Fusée rouge.
En 2024, Anora remporte la Palme d’Or.
(1) Ses quatre premiers films (Mots de quatre lettres, à emporter, Prince de Broadway Et Starlette) sont sortis en salles le 23 octobre.
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