Anatomie d'un mythe global né d'un simple film érotique
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Anatomie d’un mythe global né d’un simple film érotique

Anatomie d’un mythe global né d’un simple film érotique

Rréalisateur du redoutable L’événementLion d’or à Venise, décerné à Saint-Jean-de-Luz, récompensée par un César, Audrey Diwan est de retour. Et après l’adaptation du roman d’Annie Ernaux, elle s’attaque cette fois à un monument de la littérature érotique, Emmanuelledéjà adapté au cinéma en 1974 et qui devint un phénomène de société qui propulsa Sylvia Kristel sur orbite et contribua ensuite à déclencher une révolution sexuelle à travers le monde.

Cinquante ans plus tard, Audrey Diwan n’a quasiment rien gardé de l’original, hormis une séquence fantasmatique dans un avion. Très courageuse, elle livre une œuvre radicale, très personnelle, politique, sur une femme puissante qui questionne le désir. Pour réussir cet objet unique, manifeste du « female gaze », Audrey Diwan déconstruit le cinéma érotique avec ce film de pures sensations fait de caresses, d’errances sans fin dans un palais labyrinthique de Hong Kong. Et surtout, elle capture l’essence même du romantisme. esprit du temps du temps parce que Emmanuelle questionne notre regard et questionne nos pratiques sexuelles.

Le mythe est donc plus vivant que jamais. Ses racines remontent bien au-delà du film fondateur avec Sylvia Kristel en 1974 : c’est en 1959 que l’aventure Emmanuelle explose pour la première fois. Cette année-là, le chef-d’œuvre d’Emmanuelle Arsan est publié en librairie : une réflexion philosophique sur le plaisir, sublimée par une écriture sauvage et poétique. Dans les années 1960, ce roman qui sent le sperme et le soufre est interdit aux moins de 18 ans et à l’exposition. Pendant des années, les droits du livre sont détenus par les frères Raymond et Robert Hakim, producteurs de Belle journée qui n’arrive pas à faire décoller son entreprise.

Fils d’un publicitaire intelligent et têtu, Yves Rousset-Rouard rêve de se lancer dans le cinéma. Sorti en décembre 1972, Le Dernier Tango à Parisavec Marlon Brando et Maria Schneider, lui donne des idées. Il veut réaliser, pour très peu d’argent mais avec une grande star, un film érotique destiné au plus large public possible. Un ami lui conseille d’adapter Emmanuelle et Rousset-Rouard se précipite pour acheter les droits tombés. Le producteur propose d’abord la réalisation à David Hamilton qui décline, puis offre le bébé au photographe de mode Just Jaeckin.

Pour le scénario, Rousset-Rouard engage deux complices de François Truffaut : le scénariste Jean-Louis Richard et la monteuse Claudine Bouché. Le reste de l’équipe est constituée de débutantes venues de la publicité, ravies de passer quelques semaines en Thaïlande. Quant au rôle principal, aucune actrice ne veut en entendre parler. Désespéré, Jaeckin épluche les castings photos et arrive à Amsterdam en juillet 1973. Il cherche une Eurasienne, comme Emmanuelle Arsan, et revient avec des cassettes vidéo. À Paris, Jean-Louis Richard est stupéfait par les essais de Sylvia Kristel. « C’était elle, c’était évident ! »

Galères et triomphe mondial

Le tournage en Thaïlande, entre Chiang Mai et Bangkok, est une succession d’aventures plus ou moins farfelues. Le cadreur a très peu de pellicule et doit tout filmer lors de la première ou de la deuxième prise. Just Jaeckin n’est pas très à l’aise avec l’érotisme et c’est son directeur de la photographie qui va s’occuper de la mise en scène, du montage, le réalisateur se contentant de « diriger » les acteurs. Sylvia Kristel a encore beaucoup de mal avec le français et se contente de bouger les lèvres pour créer une illusion. Elle sera ensuite doublée par un présentateur du journal télévisé d’Europe 1. Pour vaincre sa timidité, elle boit avant les scènes érotiques, tandis qu’Alain Cuny terrorise son réalisateur qu’il surnomme « Zéro-Double Zéro ».

Le 18 décembre, toute l’équipe est emmenée par la police pour avoir filmé une scène un peu osée près d’une cascade sacrée. Mais l’assistant caméraman parviendra à sauver la pellicule impressionnée. Un autre jour, Kristel refuse de monter à cheval pour galoper dans les rizières. Elle avait menti sur ses talents de cavalière et c’est donc le chef opérateur, Richard Suzuki, affublé d’une robe blanche, qui sera immortalisé sur pellicule…

Le film fut terminé le 6 février 1974. Aïe : son producteur fut déçu, ainsi que la plupart de l’équipe. Pendant trois mois, une bande annonce fut néanmoins projetée avant Les Valseuses par Bertrand Blier. Après quelques petits problèmes de censure, Emmanuelle sort le 26 juin. Et l’impensable se produit !

Le court métrage érotique avec de nombreuses scènes de nudité frontale deviendra l’un des plus grands succès de tous les temps. Dès son premier jour, Emmanuelle a enregistré 15 100 entrées à Paris et à la fin de sa première semaine, il a enregistré un total de 126 530 entrées, mieux que Les Valseuses (94 077) ! En un mois, Emmanuelle est numéro 1 dans toutes les grandes villes de France et il restera pendant plus de dix ans en première exclusivité sur les Champs-Élysées, attirant 3 268 874 fans à Paris. A son arrivée, plus de 9 millions de Français verront Emmanuelle en salles et 50 millions dans le monde !

Emmanuelleune centaine de suites et de plagiat

L’année de sa sortie, Emmanuelle devient un phénomène de société. Sylvia Kristel fait la une des journaux, le film affole les médias (qui partent en guerre contre « la grande offensive du cinéma pornographique »), et attire hommes et femmes dans les salles de cinéma parce qu’il prône la liberté sexuelle, milite pour un plaisir sans entraves, dans une société encore gangrenée par la morale et la religion. Du jour au lendemain, Sylvia Kristel devient une star, une déesse du sexe. Un fardeau assez lourd à porter, presque une malédiction pour une actrice qui ne s’en remettra jamais et sombrera pour longtemps dans l’alcool et la cocaïne.

Elle se retournera Emmanuelle 2, 3, 4, 7puis dans une série de téléfilms comme Emmanuelle à Venise Ou Parfum d’Emmanuelle. Sans Sylvia Kristel, le mythe Emmanuelle perdurera et partout dans le monde, des producteurs cupides tourneront d’innombrables suites, plagiat et séries Z. Toujours prompts à exploiter un filon, les Italiens déclineront la marque à partir de 1976 avec la série Emanuelle Noire (avec un seul « m », petite astuce du producteur Mario Mariani pour échapper aux procès), et Laura Gemser, vue dans Emmanuelle 2au lieu de Sylvia Kristel.

Pour la bonne bouche, nous mentionnerons Emanuelle Noire en Afrique où Laura Gemser donne la réplique à Karin Schubert (l’héroïne blonde de Les illusions de grandeurqui a ensuite fait carrière dans le porno), Les filles d’Emmanuelle et de Madame Claude ou même Emanuelle sous les tropiques (Ou Emanuelle parmi les cannibales), tourné à l’époque de la vague de films cannibales ultra-gore… Il y aura même des films disponibles en versions soft et hard, dont Des nuits folles pour des amateurs hystériques (1979) avec l’artiste hardcore Olinka, une variante porno deEmmanuelle à Cannes.

En 2024, cinquante ans après la sortie du film de Just Jaeckin – qu’Audrey Diwan avoue ne pas avoir vu dans son intégralité ! –, la cinéaste virtuose fait table rase du passé. Dans une époque saturée d’images pornographiques, elle tente de réinventer le mythe, loin de tous les clichés et conventions. Mais surtout, avec elle, Emmanuelle, incarnée par la splendide Noémie Merlant, passe enfin de l’objet au sujet. Ce n’est pas la moindre qualité de ce film aussi sensuel qu’important.

Emmanuelle d’Audrey Diwan. Sortie en salles le 23 septembre


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