L’écrivain Alaa El Aswany signe une œuvre corrosive et nostalgique sur la fin d’une époque, celle d’une Egypte cosmopolite ouverte sur le monde. « Au soir d’Alexandrie », autopsie d’une dictature annoncée.
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Alaa El Aswany a la passion des mots, du dialogue et du dire. Ses personnages s’engagent souvent dans de longs échanges. Et, à défaut de refaire le monde, ils vivent dans l’instant présent des moments de liberté, vite étouffés par des facteurs exogènes. Comme si l’espace public était interdit aux utopistes, aux idéalistes, ainsi contraints de rêver dans la sphère privée. La prison est hors des murs. Ce dedans/dehors est flagrant dans le dernier roman de l’écrivain égyptien, aujourd’hui exilé aux États-Unis.
L’auteur de l’Immeuble Yacoubian signer avec Au soir d’Alexandrie, Paru le 4 septembre aux éditions Actes Sud, un livre crépusculaire sur une Egypte cosmopolite, et règle au passage ses comptes avec Gamal Abdel Nasser. Alaa El Aswany déconstruit, livre après livre, le mythe de l’homme providentiel qui viendrait sauver l’Egypte de ses maux, de ses enfants, d’elle-même. Il s’en prend aussi à cette gauche qui, selon lui, a perverti ses idéaux.
Dans un restaurant populaire d’Alexandrie, un bar privé accueille chaque soir le même groupe d’amis. Leur dénominateur commun : l’amour qu’ils portent à leur ville-monde, Alexandrie. Il y a l’avocat de l’opposition, le propriétaire qui fuit la politique, le peintre utopiste, le directeur d’usine, le libraire français… et Carlo le barman. La plupart viennent de pays différents, ils se considèrent tous comme des Egyptiens. Politiquement, ils sont divisés sur la politique du Raïs. Certains voient en lui une sorte de despote éclairé qui répare les injustices et d’autres un sombre usurpateur.« La religion vous fait accepter l’oppression et vous fait attendre la justice dans la vie suivante. La religion vous apprend à obéir. Vous obéissez à Dieu, puis vous obéissez aux hommes de religion, puis vous obéissez à votre mari et il est donc facile d’obéir ensuite au dictateur. Le mariage, comme la religion, conduit à la soumission. » décrète Chantal, la libraire française, déclenchant étonnement et rires parmi ses amis.
Le verbe, donc. Il est porté haut par des personnages très attachants. L’un des points forts d’Alaa El Aswany est de saisir le foisonnement culturel et social de la société égyptienne. Il décrit dans une série de tableaux saisissants un pays qui se referme sur lui-même et qui fait de sa diversité une névrose. Ses personnages, pour beaucoup d’origine étrangère, se retrouvent accusés de tous les maux, livrés à la paranoïa du régime. À travers une écriture soignée, épurée et un dispositif narratif maîtrisé alliant les codes du thriller politique et de la fresque sociale, l’écrivain tient son lecteur en haleine dès les premières pages et ne le lâche plus.
Que sont devenus nos rêves ? Après s’être intéressé à l’histoire immédiate de l’Egypte, avec J’ai couru vers le Nil, Cette fois, Alaa El Aswany remonte le temps jusqu’à la fin des années 1950. L’un des personnages les plus originaux du roman Au soir d’Alexandrieet c’est là aussi que réside le talent de l’écrivain, un sympathisant zélé du raïs, un naïf qui fait trembler tout l’édifice en révélant les failles d’une logique absurde. Informateur ou militant dévoué à la Cause ? Alaa El Aswany est un pessimiste multirécidiviste qui parvient néanmoins à voir la lumière dans l’obscurité. Au soir d’Alexandrie est une œuvre corrosive et nostalgique sur la fin d’une époque.
« Au soir d’Alexandrie », Alaa El Aswany, traduit de l’arabe par Gilles Gauthier, Actes Sud, 23,50 euros
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