Affaire de l’eau en bouteille : un rapport du Sénat dénonce « un scandale industriel » doublé d’un « scandale politique »
L’affaire a fait beaucoup de bruit. Fin janvier 2024, Le Monde et Radio France révélaient qu’une grande partie des eaux vendues sous le label « minérale naturelle » ou « source » subissait des traitements de purification similaires à ceux utilisés pour l’eau du robinet. Plusieurs grandes marques sont concernées par cette pratique illégale. Notamment Nestlé Waters (Perrier, Vittel, Hépar et Contrex) qui a caché au grand public la contamination de l’eau qu’elle puisait et a utilisé des méthodes d’épuration interdites tout en conservant le label « minéral naturel ».
Les eaux minérales naturelles et les eaux de source se distinguent des eaux rendues potables par traitement par leur « pureté originelle ». Les deux premiers, puisés dans les nappes phréatiques profondes, sont censés être naturellement sains et ne peuvent subir qu’un nombre très limité de traitements. Les méthodes de filtration utilisées par Nestlé, révélées en janvier dernier, sont donc interdites. Le groupe n’aurait pas dû pouvoir vendre ses bouteilles comme « eau minérale naturelle ». Ce qui fait dire à Antoinette Guhl, rapporteure de la mission d’enquête, qu’il s’agit d’un « scandale industriel », doublé d’un « scandale politique », car les gouvernements successifs ont laissé trop de choses se produire.
Suite à ces révélations, les sénateurs ont lancé une mission d’enquête pour tenter de comprendre les échecs. Ils dévoilent leurs conclusions ce mercredi 16 octobre. En développant sa mission, Antoinette Guhl déplore le « manque de transparence de certains acteurs privés et publics ». Mais le sénateur écologiste de Paris rappelle surtout la « lenteur de la mise en conformité de Nestlé en l’absence de mesures plus volontaristes de la part de l’État ». Et plus généralement, le rapport met en avant deux phénomènes : « le manque de clarté de la position des autorités » et la « vulnérabilité à la pollution des nappes phréatiques ».
Rapports de 2020
Dès 2020, un traitement d’eau non conforme a été signalé aux autorités par un employé de Sources Alma (Cristalline). Une enquête du Service national d’enquêtes (SNE) de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) – qui contrôle la sincérité des produits – a été ouverte. Elle a ensuite été étendue à d’autres opérateurs et a donné lieu à une plainte auprès du procureur en juillet 2021 pour « tromperie ».
Plus d’un mois plus tard, Nestlé Waters reconnaît avoir recours à des traitements interdits dans certaines usines de conditionnement d’eaux minérales naturelles. « Ils ont avoué parce qu’ils savaient que leurs pratiques auraient été découvertes », souligne Antoinette Guhl. Le groupe a utilisé des filtres à charbon actif et des traitements par lampe UV. L’entreprise promet alors que ces traitements n’ont jamais affecté la composition minérale naturelle de leurs eaux. Or, comme expliqué, c’est la « pureté originelle » qui donne à l’eau minérale et naturelle son appellation « naturelle ». « Cette appellation est donc remise en cause par ces traitements qui modifient la composition microbiologique de l’eau », indique le rapport de la mission d’enquête. Les services de l’État ont indiqué à la rapporteure, Antoinette Guhl, qu’« en l’absence de signalement, ces pratiques n’auraient pas pu être détectées et auraient sans doute continué ».
Une réponse « tardive et confidentielle » de l’État
En novembre 2021, les ministres Agnès Pannier-Runacher et Olivier Véran ont saisi l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) pour une mission concernant les usines de conditionnement d’eau en France. Les résultats indiquent des pratiques non conformes dans près de 30 % des cas. L’Igas considère encore ce taux sous-estimé compte tenu des difficultés d’identification des pratiques et du caractère déclaratif des réponses. La mission d’enquête déplore «qu’aucune mesure de suivi immédiat n’ait été prise pour éviter la mise sur le marché d’eaux minérales naturelles ne remplissant pas les conditions requises pour être commercialisées». Mais aussi que la réponse de l’État, en ayant simplement saisi Igas, a été « tardive et confidentielle ».
Le rapport de l’Igas s’inquiète également du développement de la microfiltration, largement utilisée par Nestlé. Il s’agit d’un processus physique permettant de séparer une phase finement divisée d’une phase liquide, à l’aide d’une membrane. 85% des fabricants ont utilisé cette technique. Si aucune harmonisation européenne n’existe en la matière, le seuil de coupure de 0,8 microns est jugé acceptable par les autorités. La mission Igas met cependant en avant la « généralisation des seuils de coupure de 0,45 microns ». Le Ministère de la Santé a recommandé aux Agences Régionales de Santé (ARS) le maintien de la microfiltration en dessous de 0,8 microns à condition que l’exploitant apporte la preuve que ce traitement ne modifie pas le microbiisme de l’eau. Le rapport de la mission d’information dénonce « une augmentation de la tolérance administrative à l’égard de la microfiltration ». Elle recommande l’adoption d’une « position claire et générale des autorités sur le seuil acceptable de microfiltration dans le cadre d’un dialogue européen ».
Le plan de transformation de Nestlé
Tout au long de l’année 2023, un plan de transformation est présenté par Nestlé Waters aux autorités politiques sous l’égide des services de l’État. Elle repose sur la suppression des traitements de désinfection en contrepartie du recours à la microfiltration jusqu’à 0,2 micron. Ces demandes prennent effet notamment dans les Vosges et le Gard. Le rapporteur souligne « la lenteur de la cessation des pratiques explicitement interdites par la réglementation ». Antoinette Guhl, sénatrice écologiste de Paris poursuit : « Dans les Vosges, ils se sont arrêtés presque un an et demi après les révélations de Nestlé Waters à l’Etat et dans le Gard, c’est deux ans plus tard ».
En avril 2023, la Direction générale de la santé (DGS) met en place une « surveillance renforcée » des zones exploitées par Nestlé Waters dans les Vosges. Le même contrôle est alors mis en place dans le Gard. La mission d’information constate que cette « surveillance renforcée n’a pas permis de lever les doutes quant au respect en toutes circonstances du critère de ‘pureté originelle des ressources’ ». Face à des « doutes persistants », Antoinette Guhl préconise de poursuivre et d’étendre une surveillance renforcée, notamment dans des lieux aujourd’hui encore peu surveillés.
« Mauvaise collaboration entre les autorités compétentes »
Il existe « une mauvaise collaboration entre et au sein des autorités compétentes, tant au niveau central que local », conclut un rapport d’audit de la Commission européenne. Pour ne citer que quelques exemples, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) n’avait pas connaissance du rapport de l’Igas avant sa publication en février 2024, même si cette dernière indique qu’il a été présenté aux trois ministères en juillet 2022. De son côté, l’Anses – qui joue un rôle central dans l’évaluation technique des pratiques concernées – fait preuve d’un manque d’information tout au long de la séquence. Le rapport recommande donc de « développer considérablement la mise en réseau des autorités compétentes pour le contrôle des eaux minérales naturelles et des eaux de source ».
La mission d’enquête souligne également un manque de « transparence dans les relations professionnelles avec les pouvoirs publics ». Comme en août 2021, malgré les problèmes soulevés, Nestlé Waters n’a pas contacté le ministre de la Santé alors même qu’il dispose d’une large autorité en la matière. La mission évoque également « une communication parfois fragmentaire ». Par exemple, Nestlé a indiqué aux médias en avril 2024 avoir détruit deux millions de bouteilles de la marque Perrier par mesure de précaution. Ces faits ont ensuite été infirmés. La demande avait en effet été formulée par le préfet du Gard sur proposition de l’Agence régionale de santé. Et près de trois millions de bouteilles ont été détruites.
« Mesures de publicité » en cas de non-respect
Pour éviter toute entrave aux contrôles, la sénatrice Antoinette Guhl recommande de « perpétuer les inspections inopinées ». Elle réaffirme « l’obligation pour les exploitants de permettre aux agents de contrôle d’entrer immédiatement sur le site » lors de la réalisation d’un contrôle. L’élu écologiste poursuit en préconisant des « mesures correctives » accompagnées de « mesures de publicité » en cas de non-respect pour porter le problème à la connaissance du consommateur.
Le rapport remet également en question les pratiques qui attaquent « la durabilité et la qualité des ressources naturelles en eau minérale ». Notamment des prélèvements excessifs, l’artificialisation des sols ou encore les émissions de polluants issus des activités humaines. Le changement climatique apparaît comme un « facteur aggravant » de la vulnérabilité des sources. Pour avoir une meilleure information sur la durabilité et la vulnérabilité de la ressource, le rapporteur recommande de lancer « une campagne d’étude des hydrosystèmes exploités par les industriels », de « rendre publiques les quantités d’eau prélevées par les exploitants », mais aussi « d’actualiser l’action ». plan sur les micropolluants en incluant les eaux conditionnées afin d’avoir une information complète sur leur niveau de pollution ».