Le Nicaragua sera entendu ce lundi 8 avril à la Cour internationale de Justice. Le pays a déposé une plainte contre l’Allemagne pour son soutien militaire à Israël, qui, selon le Nicaragua, pourrait constituer une complicité de génocide. Johann Soufi, chercheur en droit international, est interviewé par Murielle Paradon
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RFI : quel est l’objectif de cette plainte et a-t-elle des chances d’aboutir ?
Johann Soufi : il y a deux types de résultats attendus, l’un politique, l’autre judiciaire. D’un point de vue politique, on constate déjà un changement d’attitude de l’Allemagne depuis le recours judiciaire du Nicaragua devant la Cour internationale de Justice (CIJ). L’Allemagne a changé de ton à l’égard d’Israël, appelant désormais avec plus de force le gouvernement israélien à autoriser l’aide humanitaire et à faire preuve de réserve dans sa réponse militaire. De ce point de vue, on peut considérer que l’action du Nicaragua a eu un impact politique notable.
D’un point de vue judiciaire, on pouvait donc s’attendre à des mesures conservatoires de la part de la Cour, de la même manière qu’elle a ordonné à Israël (le 26 janvier, NDLR), à la différence que cette fois le Nicaragua accuse l’Allemagne de complicité de génocide. Il me semble cependant difficile que la Cour se prononce sur la complicité présumée de l’Allemagne sans se prononcer au préalable sur la nature des actes commis par Israël dans la bande de Gaza, et sur l’existence ou non d’un génocide. Or, c’est précisément cette question qui fait l’objet de la procédure engagée par l’Afrique du Sud devant la CIJ, mais elle prendra des années. Israël ne participe pas à l’affaire Nicaragua-Allemagne. D’un point de vue juridique et procédural, il me semble donc qu’il y a peu de chances que l’approche du Nicaragua aboutisse.
Il existe d’autres approches que celle du Nicaragua. Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté vendredi une résolution, par 28 voix sur 47, demandant aux États de cesser leurs ventes d’armes à Israël. Cette résolution peut-elle avoir un effet concret ? ?
Abordons d’abord la question d’un point de vue strictement juridique. Cette résolution n’est pas juridiquement contraignante en soi, mais elle souligne l’obligation des États de prévenir les crimes internationaux, notamment en cessant de fournir des armes à Israël. Cette obligation résulte notamment de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du génocide, notamment depuis que la CIJ a reconnu, dans son ordonnance du 26 janvier 2024, l’existence d’un risque plausible de génocide à Gaza.
D’un point de vue pratique, il semble cependant difficile d’espérer un quelconque effet concret, notamment de la part du principal fournisseur d’armes d’Israël, les États-Unis. C’est en réalité tout le paradoxe du droit international, qui dépend essentiellement de la volonté des puissances de le respecter et de le mettre en œuvre. Comme on peut le constater, ni les mesures de précaution prononcées par la CIJ dans son ordonnance du 26 janvier, ni la résolution du Conseil de sécurité du 25 mars ordonnant un cessez-le-feu immédiat, n’ont conduit à aucun changement concret sur le terrain. Cela montre clairement que sans la volonté politique des États d’imposer le respect du droit international, notamment par le biais de sanctions diplomatiques, économiques, politiques ou militaires, cette mesure n’a pas nécessairement d’efficacité directe à court terme.
Plusieurs Etats font l’objet de poursuites judiciaires nationales : Canada, Pays-Bas… En Grande-Bretagne et en France, personnalités et parlementaires ont appelé les gouvernements à arrêter leurs ventes d’armes à Israël.
Oui et il y a déjà eu les premiers effets. Aux Pays-Bas, par exemple, la Cour d’appel de La Haye a ordonné la suspension de la livraison par le gouvernement de composants pour le F-35, l’avion américain qu’Israël utilise aujourd’hui dans la bande de Gaza. Au Canada, le gouvernement a annoncé sa décision de suspendre les livraisons d’armes à Tel-Aviv. Ces actions en justice et les pressions de la société civile produisent donc déjà certains effets. Les États savent aussi qu’à moyen ou long terme, ils risquent d’être tenus pour responsables de complicité dans les crimes commis par Israël dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Il existe donc une dimension juridique, au-delà de l’aspect purement politique, qui fait que les États et leurs services juridiques cherchent à se protéger d’éventuelles poursuites devant les juridictions nationales ou internationales.
On parle du Canada, des Pays-Bas, mais on sait que le plus gros fournisseur d’armes d’Israël sont les États-Unis et ils ne semblent pas bouger…
Oui, c’est exact, et c’est effectivement un problème. La raison pour laquelle le Nicaragua n’a pas poursuivi les États-Unis devant la CIJ, alors qu’il le fait pour l’Allemagne, est également d’ordre juridique. Le gouvernement des États-Unis, en ratifiant la Convention sur le génocide de 1948, a émis une réserve sur l’article IX qui permet à la Cour de trancher les différends entre États, y compris ceux relatifs à leur responsabilité dans le génocide et à leur complicité dans le génocide.
Mais sur la scène internationale, le gouvernement américain se retrouve de plus en plus isolé en raison de son soutien quasi inconditionnel au gouvernement de Benyamin Netanyahu. Au niveau national, des poursuites judiciaires ont également été engagées contre l’administration Biden. Enfin, le coût politique et financier pour le gouvernement américain de continuer à soutenir militairement le gouvernement israélien est également bien connu. Désormais, c’est presque la question de la réélection de Joe Biden en novembre qui se pose.
Outre la responsabilité des États qui pourraient être impliqués dans la vente d’armes à Israël, quoi de la responsabilité des entreprises ?
À l’avenir, des entreprises et leurs dirigeants pourraient être condamnés pour avoir fourni des armes à Israël. Je voudrais rappeler par exemple que la société française Lafarge et certains de ses dirigeants sont poursuivis pour complicité de crimes contre l’humanité, pour avoir fait du commerce avec Daesh en Syrie. Dans son arrêt du 7 septembre 2021, la Cour de cassation a précisé qu’il n’était pas nécessaire que le complice partage l’intention des auteurs de crimes contre l’humanité. C’est également la jurisprudence des tribunaux internationaux. Il suffit donc de démontrer que le ou les complices savaient que les principaux auteurs allaient commettre un crime international et qu’ils en ont facilité la commission par leur aide ou assistance pour que leur responsabilité pénale soit engagée. On voit donc par exemple comment une entreprise qui livrerait des armes à Israël et qui permettrait à l’armée de commettre des crimes dans la bande de Gaza pourrait voir sa responsabilité pénale et celle de ses dirigeants engagées devant les tribunaux nationaux, sans même qu’il y ait une Il est nécessaire de démontrer que l’entreprise ou ses dirigeants partageaient l’intention criminelle attribuée aux responsables israéliens. Le risque juridique est bien réel.
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