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À l’île Maurice, la marée noire continue de ruiner des vies

Rivière Créole (Ile Maurice), reportage

Au bord de la plage, là où les vagues viennent se poser, se dresse un petit rempart sombre. Comme un amas de végétation souillée. «  Non, ce n’est pas ce que vous croyez. Les algues sont naturellement de cette couleur ici. Si vous cherchez des résidus de fioul, il faut aller dans les mangroves, un peu plus à l’intérieur des terres. » Vinaye, 45 ans, nous aborde à l’ombre d’un kiosque en béton érigé de l’autre côté de la plage. Il sait que les gens ne viennent généralement pas à Rivière des Créoles pour prendre le soleil ou admirer l’océan.

Le petit village côtier de l’île Maurice, qui compte environ 3 000 habitants, a été l’un des plus touchés par la marée noire qui a suivi le naufrage du vraquier japonais MV Wakashio 25 juillet 2020, et la rumeur dit que les derniers signes de pollution sont ici, autrefois le paradis des pêcheurs de palourdes. «  Bien sûr, on peut encore voir de l’essence, lorsque l’eau se retire à marée basse. Mais il faut s’enfoncer profondément dans la forêt de mangrovecontinue Vinaye. On y allait chercher nos appâts, des petits vers qu’on trouvait facilement ici. Aujourd’hui il n’y en a plus du tout ou presque, il faut sortir en mer et cela nous prend 1h30 ou 2h de plus chaque jour. »


Le naufrage de ce navire destiné au transport de marchandises en vrac avait à l’époque plongé le pays dans une crise politique et économique historique, en pleine pandémie de Covid-19. Il s’était échoué sur les récifs de la Pointe d’Esny, une zone à la fois très fréquentée et réputée dangereuse pour les bateaux, déversant plus d’un millier de litres de fioul. Le capitaine du navire et son second ont plaidé coupables et ont été condamnés à vingt mois de prison pour «  mettre en danger la sécurité routière ».

«  Il est très difficile de vivre de la pêche aujourd’hui. »

Aucune étude précise n’a encore démontré les effets à long terme sur le parc marin de Blue Bay, une zone humide protégée depuis 2008. Mais pêcheurs, plaisanciers, skippers et simples habitants de la côte sud-est de l’île sont catégoriques : il reste des traces de cette catastrophe écologique et économique. «  Il y a beaucoup moins de fruits de mer ou de crabesexplique Kisnel Beehary, un pêcheur de 49 ans, tout en nettoyant le moteur de son bateau au quai. Avant, quand je ratais un poisson, je m’en foutais, je savais qu’il y en avait dix autres qui allaient venir après. Maintenant, je me dis que c’est probablement fini pour la journée. Par rapport à 2019, je dirais que j’en fais entre 70 et 80 % de chiffre d’affaires en moins. Il est très difficile de vivre de la pêche aujourd’hui. »


Des traces de mazout sont encore visibles dans les mangroves, comme ici à Petit Bel Air.
© Guillaume Poisson / Reporterre

L’océanologue mauricien Vassen Kauppaymuthoo, spécialiste des fuites d’hydrocarbures dans l’environnement, est formel : «  Le fioul est toujours présent dans les sédiments, piégé dans les mangroves ou dans les zones de vase. Le fioul présent dans le navire était également d’un niveau de toxicité particulièrement élevé, l’équilibre de l’écosystème étant durablement perturbé. Cela peut durer des décennies. »

Kisnel Beehary fait partie des pêcheurs professionnels, détenteurs d’un permis et donc éligibles aux allocations mises en place par le gouvernement pour venir en aide aux populations touchées par la marée noire en 2020. «  Nous avons touché environ 113 000 roupies (environ 2 300 euros, sachant que le salaire moyen à Maurice était de 415 euros en 2022 selon Stats Mauritius) pour 10 mois sans activité. Inutile de préciser qu’en deux mois tout était fini. » Il y a un an, plus d’un millier de victimes avaient déposé une plainte collective contre les armateurs, réclamant 100 millions d’euros d’indemnisation.

L’entraide pour survivre

Aujourd’hui, Kisnel Beehary et d’autres professionnels ont la possibilité d’aller pêcher en haute mer ou dans d’autres lagons, quitte à voir leurs frais de carburant augmenter. Mais une grande partie des pêcheurs ne disposent pas réellement d’un permis pour pêcher à Maurice. Ils ne sont donc pas comptabilisés dans les statistiques, ni n’ont accès aux aides ou aux capacités matérielles pour s’exiler dans des eaux plus poissonneuses.

Noëla Lagaillarde, 49 ans, tient entre ses doigts un long fil blanc, pieds nus sur un rocher trempé par les vagues. Tout au bout, un hameçon flotte paisiblement. «  La mer a toujours été toute notre vieelle dit. Nous sommes venus ici pour trouver de quoi manger. Nous avions des petits boulots pour avoir un peu d’argent de côté, mais c’est tout, nous n’avions pas besoin de plus. »

«  Quand on a un poisson, c’est la fête »

Depuis trois ans, Noëla ne peut plus se fier uniquement aux coquillages ou aux petits poissons trouvés lors de la pêche matinale. «  La plupart du temps, nous n’avons rien. Quand nous avons un poisson, c’est la fête. Nous partageons avec les voisins. Heureusement, nous nous entraidons. Sinon, les femmes vont travailler dans les champs de canne, les hommes vont devenir maçons. Mais il arrive que nous n’ayons rien à donner à manger aux enfants. Alors nous leur donnons du thé. Sans lait. Wakashio tout bouleversé. »


Noela Lagaillarde dit avoir du mal à trouver de la nourriture pour sa famille depuis la marée noire.
© Guillaume Poisson / Reporterre

Le poids de l’économie informelle est considérable à Maurice (estimé à environ 22 millions de roupies, soit 440 000 euros, selon la dernière mesure de Stats Mauritius, datant de 2018), ce qui réduit grandement les effets des dispositifs de soutien conçus par le gouvernement. De même, les professions gravitant autour de la mer mais n’y étant pas directement liées souffrent encore aujourd’hui des effets de la marée noire.

Gunness Swobash, par exemple, dit qu’il a du mal à se faire entendre des autorités lorsqu’il cherche du soutien pour son «  Snack Bord de l’eau »une petite boutique située face à la mer, Bois des Amourettes. «  Nous avons eu une baisse de fréquentation d’environ 60 % depuis Wakashio. Avant, on était connu sur toute la côte pour nos fruits de mer. On allait les pêcher juste devant, puis on faisait de bons petits plats pour les pêcheurs, les promeneurs ou même les touristes. Mais quand je dis ça c’est à cause de la WakashioOn me dit que c’est fini, que la vie a repris son cours et que je dois passer à autre chose. » Contacté, le ministère de l’Economie bleue, en charge de l’accompagnement des victimes de la marée noire, n’a pas répondu.

«  Toutes les huîtres étaient pleines de fioul »

Selon Gunness, c’est surtout la confiance dans les produits de la mer qui a été ébranlée. «  Pendant plusieurs mois, tous les coquillages, toutes les huîtres étaient pleins de fioul. Plus personne n’en mangeait. Depuis, c’est resté dans les esprits, il y a une peur. » Il affirme que ses propres enfants avaient la peau rouge et des taches sur les jambes. «  Pendant plusieurs mois » après la marée noire. «  Je comprends que les gens soient méfiants. C’est un traumatisme. »


Gunness Swobash maintient le Snack Waterfront en activité malgré une fréquentation en baisse.
© Guillaume Poisson / Reporterre

Virjinie Orange raconte également une période sombre, dont elle sort à peine quatre ans plus tard. «  Je vais mieux, mais quelque chose s’est casséconfie ce skipper de 43 ans à l’arrière de son bateau. Je suis tombée en dépression, j’ai dû aller voir un psychologue et j’ai commencé à faire du slam pour me défouler. Sans ça, je ne pense pas que je serais là pour vous parler aujourd’hui. »

Pendant plusieurs mois, elle a été chargée de livrer des colis alimentaires à 250 familles dans le besoin autour de Mahébourg, à la suite de la marée noire. «  J’ai vu des gens dans une grande pauvreté, des gens qui n’avaient jamais rien demandé de leur vie, obligés d’attendre chaque jour que nous venions pour pouvoir nourrir leurs enfants. Ils se sentaient jugés, méprisés. J’ai un ami capitaine qui s’est suicidé. Il avait tout perdu. » Elle s’arrête un instant, tourne la tête vers l’océan qu’elle fend en deux avec son bateau. «  Les gens qui viennent d’ailleurs ont oublié. Même les Mauriciens qui ne vivent pas ici. Ils viennent, ils voient la mer bleue, le ciel bleu, ils se disent que tout va bien. Mais ce n’est toujours pas bien. »

Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides

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