Triste soirée pour la démocratie. Le duel Gabriel Attal-Jordan Bardella était bien organisé jeudi soir, malgré des critiques qui pointaient une atteinte à l’équité des temps de parole (les autres listes n’étaient pas conviées), et même malgré la grève de l’audiovisuel de l’audience. France 2 a sous-traité l’organisation de L’événementl’émission qui anime le débat, à des prestataires privés pour contourner le mouvement social.
Tout cela pour un affrontement décousu et confus, utilisant des cartes Bristol, où les deux ne cessent de s’interrompre. Le premier échange d’armes entre les deux protagonistes porte sur un sujet très technique : le marché unique et la priorité nationale sur les marchés publics que propose le RN. « Le marché unique, c’est ce qui donne à nos entreprises un marché de 447 millions d’habitants »lance Gabriel Attal, reprochant à Jordan Bardella de vouloir couper aux producteurs français la possibilité d’exporter – puisque le protectionnisme des uns engendrerait mécaniquement celui des autres. « Aujourd’hui, dans la restauration collective, 75 % de la viande bovine qui est consommée par nos enfants dans les cantines des collèges, écoles et lycées est importée. J’espère que les agriculteurs que vous avez mis en grande difficulté par votre politique auront la priorité dans les jours à venir. », a rétorqué la tête de liste RN, qui souhaite également rétablir les droits de douane. Un échange idéal pour l’extrême droite, qui peut se faire passer pour antilibérale à peu de frais.
Fixation sur moteurs thermiques
Gabriel Attal cherche alors à coincer son adversaire : « Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis quant à votre sortie de l’Europe et de l’euro ? « Ce qui est dommage pour toi c’est que tu as passé ta campagne à me prêter un projet qui n’est pas le mien »balbutie Jordan Bardella, très agacé de devoir accepter la volte-face du RN sur le sujet, depuis 2017.
Le président du Rassemblement national cherche alors à se ressaisir, en faisant passer la Macronie pour un parti antinucléaire (ce qui est pour le moins inattendu compte tenu du bilan de Renaissance en la matière) aux « ambitions environnementales irréalistes ». L’extrême droite veut renverser l’objectif d’interdire la vente de véhicules thermiques neufs en 2035, ce qui obligerait les ménages pauvres à se tourner vers les véhicules électriques (un vote européen auquel Jordan Bardella était également absent). « Vous semblez vivre dans un monde où il y a du pétrole en France et où il ne pollue pas. », raille le Premier ministre. La Macronie arrache facilement l’image du bon élève de l’écologie, face à l’indigence du RN.
Immigration : qui sera le plus « ferme »
Vient l’immigration. Sans surprise, le débat se situe à droite, très à droite. Jordan Bardella tacle « projet immigrationniste » par Valérie Hayer qui « veut imposer l’arrivée des migrants dans les pays européens », propose une double frontière pour empêcher la libre circulation légale des étrangers non européens dans l’espace Schengen. Jordan Bardella ne veut pas « non pas que l’argument de l’immigration de travail soit un prétexte pour cacher l’immigration de colonisation ». Ceux qui viennent travailler en Europe seront aimablement reconduit à la frontière une fois leur main-d’œuvre épuisée. Le candidat RN lance une statistique déformée qui joue sur les craintes de son électorat : « 77% des agressions sexuelles à Paris sont commises par des inconnus »(le chiffre vient de la préfecture de police, mais ne concerne que les viols élucidés qui ont lieu dans la rue, soit une petite partie des agressions sexuelles). Tout en accusant le RN de xénophobie, Gabriel Attal vante son bilan très humaniste : « En 2023, la France a expulsé plus de clandestins que l’Allemagne ou l’Italie. Mais je suis d’accord avec toi, ce n’est pas suffisant. » Sur l’immigration de travail, le macroniste s’en tient à la main d’œuvre nécessaire aux métiers en pénurie, par exemple dans le monde paysan : « C’était une des premières demandes que m’ont faites les agriculteurs et leurs représentants, et j’ai accepté de le faire. »
Gabriel Attal termine le débat avec un petit sourire arrogant au coin des lèvres, Jordan Bardella avec le regard des mauvais jours. Il est évident qu’en acceptant cette affiche, le chef du gouvernement a propulsé la tête de liste RN à une dimension supérieure, qui peut désormais débattre à égalité avec le sommet de l’Etat, même si Marine est dauphine. Le Pen aura été en grande difficulté, visiblement bien moins préparé que son adversaire. L’extrême droite s’est donc paradoxalement renforcée, et la Macronie a pu donner l’impression qu’elle seule est capable d’affronter frontalement le RN. Tout le monde aura gagné en force, au détriment de tous les autres candidats. En revanche, si un téléspectateur voit plus clair sur l’Europe après cette heure quinze, qu’il se dénonce.