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A Blois, le secret des bustes d’anciens captifs africains dévoilé

Ils dormaient, les yeux clos, dans les réserves du château royal de Blois depuis des décennies. Ces 53 bustes en plâtre, moulés sur le vif, avaient été achetés en 1932 à un fils d’Eugène Huet de Froberville, l’un des premiers ethnologues africanistes français du milieu du XIXe siècle. Vendus à l’époque en lot de « 62 têtes de nègres » (9 ont depuis disparu), ils avaient perdu toute identité.

Seul le nom de leur ethnie était gravé sur leur socle. Une étiquette indiquait – à tort – que ces bustes avaient été « fabriqué en Afrique de l’Est ». Et la responsable des collections du musée du château, Morgane Lecareux, ignorait tout du contexte de leur production. Jusqu’à ce jour d’octobre 2018 où une jeune historienne, Klara Boyer-Rossol, a demandé à les voir.

Les carnets de l’ethnologue conservés par ses descendants

« Quand j’ai découvert tous ces bustes, rangés sur des planches, j’ai eu un frisson. Je connaissais un peu leur histoire. Je savais qu’ils avaient été fabriqués aux Mascareignes. »confie cette chercheuse, membre du Centre international de recherche sur l’esclavage et le post-esclavage. Pour préparer sa thèse sur les Makoa à Madagascar, elle avait lu des articles du Franco-Mauricien Eugène de Froberville, dont la famille s’était enrichie dans le commerce des biens coloniaux. Elle avait aussi remarqué, dans les réserves du Musée de l’Homme, à Paris, des copies de sa collection de bustes d’Africains moulés sur le vif. « J’étais fasciné par son travail ethnographique. Je rêvais de retrouver ses carnets de recherche et sa collection originale. Après ma thèse, je m’y suis mis », elle dit.

La découverte fortuite d’une photo d’un de ces bustes originaux, présenté dans une exposition à Blois, la met sur la piste des musées de la ville. Eugène de Froberville meurt non loin de là, à Chailles, dans son château de la Pigeonnière, en 1904. Klara Boyer-Rossol contacte le propriétaire, descendant direct de l’ethnologue, qui la met en relation avec l’un de ses cousins, Emmanuel Huet de Froberville. Celui-ci conserve tous les manuscrits de leur illustre ancêtre. « J’avais 58 cartons d’archives que, depuis ma retraite, j’avais commencé à classer, il dit. En les ouvrant à Klara Boyer-Rossol, j’ai pris conscience de leur valeur scientifique.» Soucieux de les préserver, il a choisi – avec sa famille – de faire don de cet héritage en 2023 aux Archives nationales d’outre-mer.

« Ce sont de véritables empreintes ancestrales »

Les carnets de son trisaïeul contiennent près de 1 000 pages manuscrites et illustrées, auxquelles s’ajoutent 1 000 pages de résumés et de correspondance. Une mine d’or ethnologique ! Entre 1845 et 1847, leur auteur a interrogé en créole mauricien plus de 350 captifs ou ex-captifs d’Afrique de l’Est, déportés à Bourbon (aujourd’hui La Réunion) et à l’île Maurice, entre 1810 et 1830, dans des traites illégales d’esclaves. « Cet abolitionniste s’intéressait aux itinéraires de chacun, à leurs tatouages, à leurs rites, à leurs pratiques sociales, à leur langue et à leurs échanges avec les autres tribus. Il distingua 31 groupes sociolinguistiques, dont la plupart existent encore au Mozambique ou en Tanzanie. Il collecta plusieurs vocabulaires. »s’enthousiasme Klara Boyer-Rossol.

A Blois, le secret des bustes d'anciens captifs africains dévoilé

Au fil des pages, l’historien parvient à identifier 140 individus. Certains sont des personnalités remarquables, comme Liuniko, dit Dominique, à l’île Maurice, issu du groupe des Ngindos, au sud de l’actuelle Tanzanie. Ce père de deux jeunes enfants a été capturé par des « Arabes », dit-il, alors qu’il se rendait en caravane sur la côte pour vendre des produits agricoles.

Déporté à l’île Maurice, il y travailla une vingtaine d’années comme esclave dans une plantation de canne à sucre, jusqu’à l’abolition sur l’île en 1835. « Grammairien subtil, comme un vieux professeur de la Sorbonne »Selon Eugène de Froberville, il aurait échangé avec lui pendant trente-quatre jours, lui racontant des histoires, des proverbes, des chansons, et lui fabriquant des instruments de musique. Le buste de Liuniko, dont le nom signifie « gage de tendresse », est le seul conservé à ce jour par les descendants d’Eugène de Froberville.

Car le miracle est que Klara Boyer-Rossol a fini par découvrir les noms des bustes collectés par l’ethnologue. Ils étaient cachés, incisés dans la cavité du plâtre du fond, et ont permis à l’historienne de donner un visage à 49 captifs identifiés dans les carnets.

Même si ces moulages ont été réalisés avec tous les préjugés de la science raciale et malgré les réticences de certains intéressés, parfois volontairement ivres, ils restent des reliques émouvantes. « Ce sont de véritables empreintes de pas d’ancêtres, ils ont un jour respiré dans ce plâtre. Ces moulages conservent même des restes de leurs cils ou de leurs cheveux, L’un d’eux, Kourounoua, n’avait qu’une douzaine d’années lorsqu’il fut déporté à l’île Maurice, où il resta vingt-cinq ans en esclavage et fut rebaptisé Zéphirin.

L’histoire unique de la « Libération » du « Lily »

Il est intéressant de noter qu’une vingtaine d’individus identifiés portent le patronyme « Lily », comme Mulotiua, la seule femme dont le buste a été moulé par Froberville. Elle a raconté à l’ethnologue avoir été vendue à l’âge de 19 ans par sa propre famille, probablement pauvre, à des marchands d’esclaves à Quelimane, sur la côte de l’actuel Mozambique, avant d’embarquer sur un navire brésilien, le Joséparmi 550 captifs. Celui-ci ayant été intercepté par un croiseur anglais, le Lisla jeune femme fut débarquée et libérée en 1840 à l’île Maurice. Avec elle, seulement 250 survivants, la variole ayant fait des ravages.

Pourtant, des familles portant le nom de « Lily » vivent toujours à l’île Maurice ou en France. En 2022, Klara Boyer-Rossol est allée leur révéler ses trouvailles. « J’ai perdu mes parents quand j’étais jeune. Alors découvrir d’où venaient nos ancêtres, où ils ont voyagé, d’où ils venaient au Mozambique, m’a fait beaucoup de bien. »dit Doris Lily, qui vit en France. Encore plus, « Apprendre qu’ils n’étaient pas des esclaves a été pour moi comme une libération, cela m’a enlevé un poids des épaules. »ajoute cette quinquagénaire. En souriant, elle avoue même, devant les photos des bustes de ses ancêtres, discerner quelques traits dans le nez ou la forme du visage communs à certains membres de sa famille.

Même réaction à l’île Maurice, chez Jean-David Lily. « Ces découvertes ont été un grand cadeau pour toute notre famille. Jusque-là, nous ne savions rien de notre histoire, juste que notre nom était lié à celui d’un navire et que nous venions probablement du Mozambique. »ce père de famille reconnaît avec fierté. La jeunesse de certains ancêtres Lily, capturés enfants, l’a ému, tout comme leurs chansons transcrites sous forme de partitions par Froberville. « Dans notre famille, nous aimons beaucoup la musique. Nous sommes tous chanteurs ! »Il plaisante, avouant s’identifier volontiers à Dieko, alias Joao. Un Niungue, enlevé au Mozambique avec son demi-frère et vendu à des marchands portugais. Arrivé et libéré à l’île Maurice vers l’âge de 30 ans, il travaille à l’usine sucrière de Port-Louis et devient un leader de sa communauté.

Jean-David sait que ni lui ni les autres descendants actuels des « Lys » ne peuvent encore être rattachés à un ancêtre particulier. « En attendant, tous ceux qui sont arrivés sur ce navire sont considérés comme nos ancêtres »Pourrait-on aller plus loin en comparant les analyses ADN des restes de cheveux avec celles des descendants ? « Cela serait très coûteux et pour un résultat incertain. Pourtant, j’ai mené toutes ces recherches sans financement, avec le seul soutien du Musée du Château de Blois et du Musée Intercontinental de l’Esclavage de l’île Maurice », répond Klara Boyer-Rossol.

En 2025, les bustes reviendront à l’île Maurice

Grâce à un partenariat entre ces deux institutions, une première exposition est présentée, depuis 2023, au musée de Port-Louis, à l’île Maurice, avec des photos des bustes et des récits collectés par Eugène de Froberville. Ce samedi 21 septembre, une deuxième doit ouvrir au château de Blois, présentant cette fois, aux côtés de nombreux documents, des bustes originaux restaurés par le musée. « Nous avons aussi enregistré leurs histoires, parfois lues par un descendant comme Jean-David Lily, pour donner une voix, une humanité, à tous ces visages »explique Klara Boyer-Rossol.

En 2025, tous les bustes de la collection Froberville conservés à Blois seront envoyés – moyennant un dépôt de cinq ans – au Musée intercontinental de l’esclavage de Port-Louis. Une forme de réparation pour ces « ancêtres » déportés loin de leur terre natale. « Mon rêve serait ensuite d’exposer ces bustes à La Réunion et au Mozambique, avec tous les récits retraçant leur histoire. »souligne Klara Boyer-Rossol. Dès 1851, Dieko, avec une douzaine d’autres déportés de Lisavait demandé aux autorités coloniales britanniques de l’île Maurice d’être rapatrié au Mozambique. Sans succès.

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A voir, à écouter, à lire

L’exposition « Visages d’ancêtres. Retour à l’île Maurice pour la Collection Froberville », au château royal de Blois, du 21 septembre au 1er décembre.

Une conversation autour de l’exposition aura lieu dans le cadre des Rendez-vous de l’histoire de Blois, animé par Emmanuel Laurentin, avec Nathacha Appanah, Jean-Marc Ayrault, Klara Boyer-Rossol et Jean-David Lily, le samedi 12 octobre à 16h30 (entrée libre).

Visages d’ancêtres, le catalogue de l’exposition, est publié sous la direction de Klara Boyer-Rossol, Éditions Le Charmoiset, 115 p., 24 €.

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Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides
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