« Ce ne sont pas les incantations antifascistes qui feront avancer l’Europe »
Quels que soient les cris d’horreur que ne manqueront pas de pousser ceux qui, prétendant lutter contre le Rassemblement national, ne font parfois que favoriser sa montée, la victoire écrasante de Jordan Bardella ne surprendra personne. Non seulement parce qu’elle était largement anticipée dans les sondages, mais parce qu’elle cristallise une série d’aveuglements, à commencer par celui qui veut que toute quête identitaire et tout discours identitaire frise le fascisme.
Mais ce préjugé, aussi tenace que contestable, ne constitue-t-il pas l’une des raisons majeures pour lesquelles tant d’électeurs accordent aujourd’hui leur voix au candidat du Rassemblement national ? En clair, n’est-ce pas la stigmatisation du besoin naturel et légitime de se ressourcer dans une identité, de se projeter dans un destin commun, qui alimente le plus efficacement les replis nationalistes ?
Il faut dire ici la vérité : non seulement il est devenu politiquement suspect d’affirmer, voire de remettre en question, l’identité nationale, mais il est devenu tout aussi incorrect de remettre en question l’identité de l’Europe. Certains se demanderont sur quoi nous basons cette analyse. La réponse est aussi facile à énoncer que difficile à admettre dans le camp des européistes autoproclamés.
Une identité européenne ?
Car enfin, qu’est-ce que les « progressistes » qui, de Jean-Marc Ferry en France à Ulrich Beck ou Jürgen Habermas en Allemagne, répètent si souvent, affichent la volonté de construire l’Europe ? Une seule chose, infiniment discutable : que la particularité de l’Europe est qu’elle n’a pas son propre, en d’autres termes qu’il n’y a pas d’identité européenne. Faut-il alors s’étonner du résultat du vote du 9 juin ? Car comment les peuples européens pourraient-ils adhérer au projet d’Union et accepter de se détourner de leurs intérêts particuliers s’ils sont persuadés que l’Europe n’est rien ?
En fait, comment ne pas voir que les tenants du cosmopolitisme post-identitaire, en refusant de reconnaître et de défendre l’identité européenne, sont devenus non seulement les fossoyeurs de l’Europe, mais les « idiots utiles » des identitaires nationalistes ?
Car ce n’est sûrement pas en niant l’existence de l’identité européenne que l’on vaincra le nationalisme identitaire ! Il importe aujourd’hui de comprendre, avec Husserl en 1935 (1), mais déjà avec Julien Benda en 1933 (2), bref avec ceux qui tentèrent d’endiguer la propagation de la peste brune, que l’Europe est fondamentalement une idée, une histoire. , un ensemble de valeurs. Et parce que le Vieux Continent est moins un territoire qu’une conscience, une mémoire, de comprendre aussi que la construction européenne nous impose, sauf à nous résigner à l’échec, d’affirmer l’esprit de l’Europe et donc les valeurs qui y sont attachées.
« Le bon sens européen »
On peut donc déplorer pieusement la progression des votes nationalistes et même appeler à bloquer le RN. Mais ce ne sont pas les incantations antifascistes qui feront avancer l’Europe. C’est la rupture avec le cosmopolitisme post-identitaire dont on peut craindre qu’elle ne soit pas à l’ordre du jour des discours réputés les plus européistes du moment !
Comme l’a souligné l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine à l’occasion des élections européennes de 2019, le moment est venu : d’abord d’assurer la préservation du mode de vie et de la civilisation européenne (3) ; deuxièmement, affirmer les valeurs sur lesquelles repose l’histoire de l’Europe. Cessons donc d’avoir honte d’être européens et promouvons les « maximes du bon sens européen ».
Première maxime : être fier d’être démocrate et laïc. Deuxième maxime : être fier de croire en la dignité de la personne humaine sans distinction de sexe, de religion ou d’opinion. Troisième maxime : oser affirmer que ces valeurs ne sont pas négociables. Ce n’est pas en niant notre identité que nous amènerons les Européens à se reconnaître en Europe. C’est en le cultivant.
Il est temps de conclure. Quoi qu’on pense des propositions du Rassemblement national, et elles ne sont pas incontestables, il est grand temps de reconnaître que le vote nationaliste manifeste la volonté légitime de conserver une certaine souveraineté sur son destin et son identité. Mais il faut surtout comprendre que la progression de l’identitarisme nationaliste admet l’aveuglement du camp européiste qui, en refusant d’affirmer l’identité de l’Europe, n’a cessé de créer les conditions de la victoire des forces politiques. qu’il prétend combattre !
(1) La crise de l’humanité et de la philosophie européennes, Aubier, 1997, 80 p.
(2) Discours à la nation européenne, coll. « Folio », Gallimard, 1933, 160 p.
(3) Face au chaos, sauvez l’Europe ! Liana Levi, 128 p., 11 €.