Arrestations dans l’armée russe : derrière les disgrâces, des messages du Kremlin
Au tribunal militaire de Moscou, c’est une journée presque ordinaire. Un jeune homme, soupçonné de terrorisme au nom des Ukrainiens, est condamné à vingt-cinq ans de prison pour trahison après un sabotage présumé sur une voie ferrée près d’une ville de garnison dans la banlieue de Moscou. Au même moment, le procès d’un célèbre réalisateur vient de s’ouvrir, défendu par un Moscou libéral qui proteste contre les poursuites politiques. Elle est accusée d’« apologie du terrorisme » pour une émission dénonçant le sort des femmes recrutées par les islamistes. Un crime passible de cinq ans de prison.
Tout à coup, au milieu de ces audiences, symboles de la répression grandissante en Russie, apparaît le visage de Youri Kouznetsov. Le mois dernier, il était encore le puissant chef du département du personnel du ministère de la Défense. Jeudi 23 mai, dans l’indifférence du tribunal militaire de Moscou, il en a été réduit à s’exprimer par vidéo derrière les barreaux d’une cellule de prison où sa détention provisoire était confirmée. Son avocat a plaidé pour son transfert en résidence surveillée, compte tenu de ses mérites militaires et de ses médailles passées. Mais le juge a refusé : Youri Kouznetsov est traité comme un accusé ordinaire. Son visage, sombre et figé dans le cadre de l’écran de télévision du tribunal, rappelle celui des nombreux rebelles politiques poursuivis pour s’être opposés au Kremlin et, pendant deux ans, à son « opération militaire spéciale » en Ukraine.
Cinq incarcérations dans l’armée
Quatre autres hauts responsables de l’armée viennent de subir une humiliation similaire. Le premier coup de semonce est intervenu le 23 avril avec l’arrestation spectaculaire du vice-ministre de la Défense Timur Ivanov, responsable notamment de la reconstruction de la ville ukrainienne de Marioupol, connu pour son train de vie coûteux.
Coup sur coup, furent arrêtés et emprisonnés : le général Vadim Chamarine, chef d’état-major adjoint, Vladimir Verteletski, chef du département des approvisionnements du ministère, et Ivan Popov, ancien commandant du 58e armée. Tous les cinq sont accusés de fraude ou de corruption. Ils risquent jusqu’à quinze ans de prison.
Face à ce ménagement au sein du ministère de la Défense et de l’état-major, Vladimir Poutine ne s’est pas encore personnellement exprimé. « La lutte contre la corruption est un travail continu, ce n’est pas une campagne », a simplement commenté Dmitrï Peskov, le porte-parole du président.
Pour l’instant, ces arrestations sélectives ne semblent pas s’inscrire dans une purge généralisée, comme cela se produit parfois chez les élus et hauts fonctionnaires poursuivis par les « siloviki ». Ces hommes forts des services de sécurité, de plus en plus puissants sous le régime de Vladimir Poutine, veulent réaffirmer leur suprématie sur l’armée. « Poutine le sait. Mais ce n’est pas Staline. Il est au pouvoir depuis près de vingt-cinq ans mais, contrairement à ce que pensent les Occidentaux, il ne contrôle pas tout et ne veut pas d’une répression extrême », confie aux « Echos » une source proche des milieux militaires. à Moscou.
Popularité, critiques du public…
« Pourtant, il faut régulièrement faire du ménage. Faire passer des messages… Sur les cinq arrestations, elles n’ont pas toutes le même sens », ajoute cette source. Ivan Popov, par exemple, est devenu célèbre l’année dernière pour ses critiques publiques contre les erreurs et les erreurs du haut commandement lors de l’offensive en Ukraine.
Populaire auprès des troupes, soutenu par des blogueurs ultranationalistes, le général de division avait acquis une notoriété qui avait remis en question l’autorité même du ministre de la Défense, Sergueï Choïgou. Ces troubles ont été mal vus par Vladimir Poutine, chef des forces armées et ami du ministre. Le président avait déjà été confronté à la révolte d’Evgueni Prigojine, le chef de la milice Wagner, mort depuis mystérieusement dans un accident d’avion mais que certains généraux ont continué, plus ou moins passivement, à soutenir.
Système vertical
« Popov aurait mieux fait de se taire. Dans le système militaire russe, il n’y a aucune critique interne. Et encore moins sur la place publique. Il avait signé son arrêt de mort à plus ou moins long terme », analyse un expert européen de l’armée russe. Il rappelle qu’aux yeux du Kremlin, un officier supérieur ne doit pas acquérir trop d’autorité, ni que l’armée ne devienne un sujet politique.
« Le système reste vertical sans aucune oscillation », insiste-t-il. Quant aux affaires de corruption, ce n’est pas une surprise dans l’armée russe. C’est dans l’ADN du système. Ceux qui travaillaient dans la logistique avaient le plus d’opportunités. Timur Ivanov était le chef de la logistique. Non seulement il s’est trop nourri de pots-de-vin mais, surtout, il a commis l’erreur de trop montrer son enrichissement personnel, explique cet observateur averti. Aujourd’hui, c’est l’occasion de faire un petit ménage. Cela ne changera fondamentalement rien. Mais ça fera plaisir aux gens… »
D’autant que, paradoxalement, ces arrestations interviennent alors que l’armée continue d’avancer en Ukraine. Autant de bonnes nouvelles qui alimentent le récit du Kremlin, largement relayé par la télévision publique : patriotisme et victoires sur le front, fermeté et arrestations à Moscou.