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« Troisième Rome », « guerre sainte »… Quand la politique du Kremlin joue sur le fil religieux

« Guerre sainte »lutter contre« L’Occident satanique » ou le « forces du mal » : depuis plusieurs années, ces notions reviennent régulièrement dans les discours des élites politiques russes, notamment pour justifier l’invasion de l’Ukraine par Moscou. Plus ou moins tacitement, le Kremlin promeut aujourd’hui une série d’idéologies à forte connotation religieuse.

Des récits parfois contradictoires, qui constituent autant d’instruments d’influence et de diplomatie culturelle. Quels sont ces grands concepts politico-religieux, et qui les incarne ? Sans prétendre à l’exhaustivité devant un panel d’acteurs et d’idées extrêmement variés, La Croix a choisi de décrypter cinq de ces concepts clés.

► Un « État civilisationnel » : « Russkiy Mir »

Le « monde russe » (Russki Mir) désigne l’idée que la Russie serait un « État civilisationnel » au même titre que l’Inde, la Chine ou l’Iran : un vaste pays au passé impérial séculaire constituant un ensemble territorial, linguistique, architectural et religieux. Dans le cas russe, cette civilisation s’étendrait au-delà des frontières juridiques de l’actuelle Fédération de Russie.

L’Ukraine occupe une place centrale dans ce récit car Kyiv, capitale de Russie historique, est considéré comme le lieu d’origine du « monde russe ». Pour promouvoir cette idée, l’État finance depuis 2007 des instituts comme la Fondation Russkiy Mir.. Cette notion est devenue officiellement une doctrine d’État le 31 mars 2023, lorsque le ministère des Affaires étrangères l’a intégrée dans un important document protocolaire, le Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie.

Fondée sur des racines anciennes, elle a pris forme à partir du XIXème siècle. Parmi ses principaux penseurs figurent le théologien Alexeï Khomiakov (1804-1860) et le philosophe Nikolaï Berdiaev (1874-1948). Ce rapport au pays comme territoire a aussi un aspect mystique, comme le montre le spécialiste Gregory Carleton dans son livre Russie : l’histoire de la guerre (Éd. Tantor Médias, 2017). La terre est personnalisée, avec des traces du paganisme ancien : le culte païen de la déesse de la Terre Mère aurait survécu grâce à l’exaltation de la Russie en tant que « Sainte Mère ».

► Néo-impérialisme russe : la « Troisième Rome »

Le néo-impérialisme russe repose sur l’idée que Moscou serait la « Troisième Rome », liée à l’ambition d’ériger la ville comme nouveau centre du christianisme orthodoxe au lendemain de la chute de Constantinople en 1453. Un moine aurait alors prophétisé : « Moscou sera la troisième Rome et il n’y en aura pas de quatrième. »

Lors de la création de l’actuelle Fédération de Russie en 1991, le retour de symboles néo-byzantins comme l’aigle à deux têtes dans les armoiries officielles montre la résurgence de ce récit. Son principal théoricien récent est le philosophe Ivan Ilyne (1883-1954), fréquemment cité par Poutine – notamment encore le 8 mai 2023, dans un discours dénonçant une « Satanisme » Western, donné à l’occasion d’un défilé militaire. Depuis les années 2010, sa promotion par l’État s’est accentuée.

► Une Église d’État : la « symphonie »

Le Patriarcat de Moscou aime à citer l’idéal de « symphonie des pouvoirs »formulé à l’origine dans un « roman » (loi) de l’empereur byzantin Justinien en 535, impliquant une collaboration entre deux ordres distincts mais intimement liés : l’ordre politique et l’ordre ecclésial. Lors de son accession au trône patriarcal le 1er février 2009, Kirill a prononcé un discours en faveur de cette symphoniec’est-à-dire un imbrication de l’Église orthodoxe avec l’État russe. Depuis, cette « harmonisation » a été largement mise en pratique, notamment dans les forces armées. Ce récit apparaît également dans les armoiries russes : chaque tête de l’aigle à deux têtes symbolise l’empereur d’un côté, et le patriarche de l’autre.

Au-delà de sa juridiction canonique, elle étend aujourd’hui même sa vision au-delà des frontières de la Fédération de Russie, via des éparchies créées sur les quatre continents. Ces dernières années, notamment à la suite de la guerre en Ukraine, l’Église orthodoxe russe (EOR) a considérablement renforcé son alignement sur le Kremlin, en utilisant une rhétorique alignée sur le désir expansionniste de Moscou.

► Une « guerre sainte » au service d’une théologie politique apocalyptique : le « katechon »

Le 27 mars, le Patriarcat de Moscou a publié un document décrivant l’offensive en Ukraine comme une « guerre sainte », réaffirmant que tous les soldats morts au front seraient des martyrs, absous de leurs péchés. En fait, l’Église orthodoxe russe (ROC) compte plus de saints militaires que toute autre communion chrétienne.

Elle est de plus en plus liée à l’armée, construisant des cathédrales en forme de missiles ou intégrant son clergé dans les différentes strates administratives du ministère de la Défense, notamment les divisions consacrées à l’usage des armes nucléaires – un phénomène soigneusement étudié. décrit par le chercheur Dmitry Adamsky dans ses travaux Orthodoxie nucléaire russe. Religion, politique et stratégie (Ed. Stanford University Press, 2019, 379 p.).

Son intérêt pour les armes nucléaires a aussi une dimension apocalyptique. La croyance selon laquelle l’existence même de la Russie est le « katechon », une force qui freine la venue de l’Antéchrist, est très répandue dans les cercles ecclésiastiques, politiques et oligarchiques. Elle s’appuie sur un passage de la deuxième lettre de saint Paul aux Thessaloniciens, qui évoque une  » force «  retarder le début de l’Apocalypse.

Pour certains Russes, si Moscou est la Troisième Rome, elle serait logiquement aussi la « katechon ». L’EOR utilise ce terme dans son document stratégique du 27 mars. Vladimir Poutine lui-même affirme que« Un monde sans la Russie ne vaudrait pas la peine d’exister ». L’oligarque Konstantin Malofeïev finance également un groupe de réflexion baptisé Katechon, un laboratoire d’idées ensuite diffusé en masse par son média Tsargrad TV.

► Famille, foi et patrie : « valeurs traditionnelles »

En Russie, les « valeurs traditionnelles », largement promues par le gouvernement actuel, s’articulent autour de plusieurs piliers fondamentaux. Au premier rang d’entre elles se trouvent la « famille traditionnelle » – fondée notamment sur le mariage homme-femme, avec des rôles de genre bien définis – et un sentiment de patriotisme très fort. Dans cette vision sociétale qui rejette un « Occident décadent », l’Église orthodoxe russe joue un rôle central, cherchant à imprégner la société de valeurs morales chrétiennes et à entretenir un lien étroit avec l’État.

Plus largement, ces « valeurs traditionnelles » constituent une sorte de multiculturalisme mystique de droite, comme le théorise notamment le penseur russe proche du Kremlin Alexandre Douguine. Il existerait une « tradition primordiale » universelle, de laquelle émanerait chaque religion. Si vous êtes slave russe, respecter la « tradition » signifierait être orthodoxe.

En revanche, par exemple, si vous êtes Tchétchène, vous devriez pratiquer l’Islam pour la même raison. C’est ce que montre une annonce de recrutement du ministère russe de la Défense publiée le 2 août, montrant des soldats de différentes confessions priant sur le champ de bataille, se terminant par le slogan « Dieu est avec nous ». Cela pourrait donner lieu à des tensions avec le Patriarcat de Moscou, qui dénonce la montée du « néo-paganisme », pourtant reconnu par l’État comme « traditionnel », dans les forces armées.

Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides
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