après la catastrophe, les divisions politiques et le partage des compétences au cœur de la polémique
Dans un pays décentralisé, les intempéries historiques qui ont frappé le Sud-Est ont révélé des spécificités institutionnelles, mais aussi une profonde désorganisation entre l’État et le gouvernement local de la Communauté autonome valencienne.
Publié
Temps de lecture : 8min
Une semaine s’est écoulée depuis le début des intempéries qui ont dévasté la région de Valence, en Espagne. Le Premier ministre Pedro Sánchez a annoncé mardi 5 novembre lors d’une conférence de presse un premier plan d’urgence de 10,6 milliards d’euros pour aider les habitants et les entreprises touchés. LLe gouvernement prendra les choses en main « 100% » dépenses urgentes engagées par les municipalités pour aider leurs citoyens et dégager les rues, a-t-il ajouté, assurant également que le nombre de militaires, membres de la police nationale et de la garde civile déployés par le gouvernement espagnol vient d’être multiplié par deux (de 7 300 à près de 15 000). Mais une semaine, c’est long. Surtout les pieds dans la boue, sans moyens de transport et avec un accès limité à l’eau courante.
Pourquoi les habitants n’ont-ils pas été prévenus plus rapidement du danger ? Et pourquoi, dans les heures qui ont suivi la catastrophe, les secours ont-ils tardé à arriver ? Le gouvernement régional de la communauté autonome de Valence, dirigé par Carlos Mazón, issu du principal parti d’opposition, le Parti populaire, et l’exécutif du socialiste Pedro Sánchez, se rejettent la responsabilité des échecs dans la gestion de la crise. Mais ces carences, catastrophe dans la catastrophe, naissent des tensions politiques qui traversent les différentes couches administratives du pays.
Douze heures se sont écoulées entre l’alerte rouge émise par l’agence météorologique espagnole Aemet et l’envoi d’un message d’alerte sur les téléphones portables des habitants de la région de Valencia. Critiqué pour ce retard, l’exécutif local a imputé la faute aux Confédérations hydrographiques, les agences régionales chargées, entre autres, de la surveillance des rivières. Pointant du doigt ce service qui ne vient pas de la Generalitat (le gouvernement local), mais de l’État, Carlos Mazón lui a reproché d’avoir tardé à avertir les autorités locales des possibles conséquences dévastatrices des pluies torrentielles attendues. Mais dans une Espagne décentralisée, « Ce sont les services régionaux de secours qui ont la compétence pour émettre des alertes hydrologiques »a rappelé le ministère de la Transition écologique, défendant les services concernés.
Auparavant, Carlos Mazón avait déploré la lenteur de l’intervention de l’Unité militaire d’urgence (UME), avant d’être repris conjointement par son directeur, le général Francisco Javier Marcos, et par le ministère de la Défense. « C’est à la Région, en charge du dispositif d’urgence, de demander des troupes », dit ce dernier, tandis que le soldat assurait « avoir scrupuleusement suivi le protocole »en attendant le feu vert du président de région pour envoyer des équipes sur place. Des hoquets susceptibles d’avoir coûté la vie à des habitants. « Nous avons été les premiers intervenants sur place »s’est étonné lundi sur franceinfo Gentil De Passos, chef de mission au Groupement français de secours en cas de catastrophe (GSCF) pour l’Espagne..
La population n’a pas tardé à faire de ce constat étonnant le motif d’une profonde colère envers les dirigeants, quel que soit leur champ d’action. Dimanche, le roi Felipe VI, Pedro Sánchez et Carlos Mazón ont été accueillis dans les rues dévastées de Paiporta par des cris d’indignation (« Assassins! ») et jets de boue. « En raison du manque de coordination entre l’Etat central et la région autonome, les aides n’arrivaient pas à certains endroits quand les gens en avaient besoin, (…) ce qui a accentué le malaise » de la population locale, rapports dans la vie quotidienne El País Paloma Román, politologue à l’Université Complutense de Madrid.
L’historienne Agnès Delage, spécialiste de l’Espagne contemporaine à l’université d’Aix-Marseille, constate à son tour que « les circuits de décision ne sont pas les mêmes, que ce soit pour l’armée, les pompiers, ou la police, qui est décentralisée. Et encore, la situation dépend d’une région autonome à l’autre », elle résume. Outre un problème de gouvernance, il pointe ainsi « un problème de prise de décision, notamment savoir quoi faire (lorsque l’agence météo diffuse) une alerte rouge. » Le bulletin Aemet a été publié le 29 octobre à 8 heures du matin, se souvient-elle. « A 11 heures du matin, l’Université de Valence a pris la décision de suspendre les cours, ce qui a probablement sauvé des centaines de vies (…) À 20 heures, les gens ont reçu l’alerte sur leur téléphone alors qu’ils se noyaient. »
La catastrophe a également mis en évidence une décision récente du gouvernement régional : la suppression d’une unité de gestion de crise coordonnée au niveau valencien, l’UVE. « Il avait été voté et financé par le précédent gouvernement régional, issu d’une coalition de gauche. Lorsqu’elle est arrivée au pouvoir, la coalition de droite – le PP allié au parti d’extrême droite Vox – l’a aboli avant qu’il ne puisse être opérationnel, au motif qu’il constituait « un placard doré pour les amis politiques du pouvoir précédent ». « , explique Agnès Delage. Si l’on ne peut attribuer les échecs de la gestion de crise à ce système avorté, le chercheur constate que cette décision illustre tragiquement l’opération de détricotage des mesures phares du précédent exécutif menée par la nouvelle Generalitat, au pouvoir depuis 2023. « Au lieu d’une alternance, il y avait ce que le journal El Diario définie comme « une contre-réforme environnementale » »poursuit-elle, observant le climato-scepticisme « institutionnel ».
En ciblant les mesures environnementales prises par ses prédécesseurs, le Parti populaire « a adopté les vues et la rhétorique de l’extrême droite sur la question environnementale », analyse Agnès Delage, rappelant que c’est l’alliance entre le parti de droite traditionnel et le tout jeune parti Vox qui a permis le basculement du gouvernement régional après «des élections extrêmement tendues». Donc, « avant de souligner la nécessité de redéfinir les périmètres techniques de gouvernance, (la catastrophe) illustre une brutalisation de la vie publique », poursuit-elle, alors que la question de l’adaptation au changement climatique a souffert d’avoir été présentée par certains comme une manœuvre exclusivement partisane.
Dans une tribune publiée par le quotidien britannique Le GardienLa climatologue Friederike Otto, cofondatrice du réseau de scientifiques World Weather Attribution, chargé de s’interroger sur le lien entre épisodes météorologiques extrêmes et changement climatique, juge que le cas espagnol doit alerter tous les pays européens sur la gestion de ces crises, appelés à répéter. « L’UE devrait-elle disposer de fonds pour la prévention, plutôt que de dépenser de l’argent pour le nettoyage après la catastrophe ? Je pense que nous devons absolument augmenter les fonds et développer des plans coordonnés »prévient-elle. Parallèlement, à côté de l’enveloppe de plus de 10 milliards d’euros promise mardi par Pedro Sánchez, Carlos Mazón a annoncé que son gouvernement régional dépenserait 250 millions pour répondre à la crise. Il avait précédemment estimé les besoins de la population touchée à plus de 31 milliards.