comment la France va rater la révolution de l’IA
La France a peur. Peur du futur, peur de la technologie, peur de son ombre. Nous sommes devenus des salauds. On ne voit que le côté négatif des nouvelles technologies. Parlez de biotechnologie, vous obtenez la réponse « Frankenstein ». Quand on parle de robots, on dit chômage. L’IA ne fait pas exception : Skynet n’est jamais loin dans les discussions. Si nous ne changeons pas rapidement de posture, nous passerons à côté de l’une des plus grandes révolutions industrielles, et les conséquences seront catastrophiques.
La scène se déroule en France, il y a peu, lors d’une journée sur l’IA organisée pour un public de financiers et d’investisseurs. Il y a des panels, des présentations, un cocktail bien sûr. Cela m’a été raconté par un ami entrepreneur. Par quoi commence la journée ? Par une présentation de l’IA Act européen et des risques liés à l’IA identifiés dans la réglementation. Le ton est donné dès le départ. Que mettent en avant les intervenants, du moins la quasi-totalité d’entre eux ? Les risques de non-conformité des projets à la loi. Les risques, les dangers et bien sûr l’inévitable « L’IA consomme trop d’énergie. » Donc c’est dangereux et en plus c’est mauvais, et ce n’est même pas bon du tout. La conclusion ? Mieux vaut ne pas investir. Dans tous les cas soyez très prudent. Et c’est ainsi que l’IA se présente aujourd’hui en France. Nous ne faisons que souligner les dangers. Jamais, ou presque, les opportunités. Et encore moins le risque de ne pas investir.
D’autres, en fait, le font pour nous. Pour donner une idée des enjeux, Meta (maison mère de Facebook) investira plus de 40 milliards de dollars dans l’IA en 2024, et encore plus en 2025. Amazon crée un fonds de 100 milliards (vous avez bien lu) et Google investit à peu près le même montant. « C’est une bulle qui va éclater », disent les sceptiques. C’est sans doute vrai, mais une bulle, lorsqu’elle éclate, élimine de nombreux acteurs, mais pas le secteur lui-même. C’est de la bulle Internet des années 90-2000 qu’ont émergé, entre autres, Amazon, Facebook et Google.
Cette obsession française du risque est d’autant plus étrange que l’usage futur d’une technologie est indéterminé. La plupart des innovations n’ont pas été utilisées comme le pensaient leurs inventeurs. Les ultrasons ont été utilisés pour la première fois dans la guerre sous-marine à partir de 1911. Dans les années 1950, ils ont permis le développement des ultrasons. Qui aurait pu le prédire en 1911 ? Dans les années 90, ils ont autorisé les Chinois et les Indiens à recourir à des avortements sélectifs en fonction du sexe. Qui aurait pu le prédire ? Insister sur les risques d’une nouvelle technologie, alors qu’elle n’en est qu’à sa phase émergente, c’est empêcher son développement au nom de fantasmes, et donc se priver de ses éventuels bénéfices difficilement prévisibles.
Le pire, c’est que ces craintes reposent souvent sur l’ignorance. Les soi-disant experts suivent des lieux communs après des lieux communs. L’IA implique aujourd’hui des centaines d’applications diverses, petites ou grandes ; c’est bien plus que Chat GPT ou Midjourney. Combien de prophètes de malheur ont aujourd’hui une solide compréhension de ce qu’est réellement l’IA ? Très peu, et c’est normal : cela leur répugne ; le refus est primaire, presque viscéral. On s’en tient aux généralités. Le comprendre demanderait du travail, de la pratique. Ceux qui agissent, ceux qui parlent parlent, et la peur vend.
Ajoutons que la mise en avant des risques par l’AI Act est un prétexte bien pratique pour ne rien faire. « J’aimerais… mais je ne peux pas » En témoigne ce développeur dans une grande institution financière qui, à chaque fois qu’il va voir son patron avec une idée d’application d’IA, se fait dire « Bonne idée, mais tu vois, ça va être trop risqué pour nous. » Hop, retourne te coucher. Extinction des feux.
Croyances bloquantes
La façon dont un collectif donne un sens au monde qui l’entoure est déterminée par ses modèles mentaux ou ses croyances profondément ancrées. La conviction profonde de la France d’aujourd’hui est la peur du lendemain et du progrès en général ; la conviction que tout ne peut qu’empirer, que de toute façon on ne peut rien y faire, que même croire qu’on peut faire quelque chose est suspect – le clerc appelle même cela du « techno-solutionnisme », et dans sa bouche n’est pas un compliment. Le pessimisme, la résignation joyeuse et le mépris du progrès sont socialement valorisés ; ce sont les modèles mentaux qui dominent aujourd’hui. Si vous voulez avoir du prestige dans la société, apparaître à la télévision et vendre des livres, vous devez dénigrer l’idée même de progrès. Les conséquences sont évidentes : un collectif qui accorde du prestige à ceux qui dénigrent l’innovation en mettant en avant ses risques cessera progressivement d’innover. La France perd donc la course à l’innovation, non pas par manque de compétences, mais parce qu’elle ne veut tout simplement plus participer à cette course. Nous avons décidé que c’était une affaire chinoise ou américaine, des pays que du haut de notre tas de foin, nous prenons plaisir à tenir dans un mépris complètement aristocratique. Si les financiers quittent une conférence sur l’IA avec seulement le mot « risque » en tête, il n’y aura aucun investissement dans les startups ou les entreprises.
Puis un jour, quand le vent viendra, nous nous retrouverons très démunis. Sans investissement, les industries de demain n’auront pas été créées, les anciennes n’auront pas été modernisées et connaîtront un déclin, et nous deviendrons un pays pauvre, spectateur du monde. Lorsque les dégâts commenceront à être visibles, nous accuserons la « technologie » de « détruire des emplois », oubliant que ce qu’il faut en réalité blâmer, c’est le manque d’investissement dans l’IA qui aurait permis une transition. Mais il sera bien sûr trop tard.
Lutte contre la peur
La conclusion de mon entrepreneur à la fin de la conférence était claire : « C’est foutu. Il n’y aura pas d’argent pour l’IA et il ne se passera plus rien dans ce pays. » Je ne suis pas si pessimiste. Nous pouvons nous ressaisir. Si la clé du blocage réside dans nos modèles mentaux, alors nous devons lutter pas à pas contre celui de la peur de l’innovation. Arrêtons d’être des salauds. A la peur, cette émotion qui accompagne la conscience du danger, opposons l’envie, ce sentiment de désir et de joie. Car si, comme toute technologie, elle aura parfois des usages regrettables, l’IA va – elle le permet déjà – nous permettre aussi de faire des choses extraordinaires.
✚ Sur le même sujet, lisez mon article précédent : Et l’optimisme était une bonne idée ? Le pari de Pascal sur l’innovation.
📬 Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à s’abonner pour être averti des prochains par email (« S’inscrire » en bas de cette page). Vous pouvez également me suivre sur LinkedIn et sur Twitter/X.
🎧 Vous pouvez également vous abonner au format 🎧 podcast 🎧 articles via votre plateforme préférée. Voir la liste ici.
Articles similaires
En savoir plus sur Philippe Silberzahn
Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles envoyés à votre adresse e-mail.