Grèves et syndicats : la rébellion oubliée des ouvriers de la Rome antique révélée par un historien
Les grèves au sens moderne du terme, avec leurs revendications collectives et organisées, sont devenues plus courantes avec l’émergence des mouvements syndicaux en Europe et en Amérique du Nord au XIXe siècle. Cependant, des formes d’arrêt de travail existaient bien avant cela, dans les sociétés antiques, notamment romaines, dont de nombreux exemples ont survécu.
C’est ce que compile le nouveau livre Grève : travail, syndicats et résistance dans l’Empire romain (« Grève : travail, syndicats et résistance dans l’Empire romain« , Yale University Press, 4 février 2025), par l’historienne Sarah E. Bond, professeure agrégée de lettres classiques à l’Université de l’Iowa (États-Unis). L’ouvrage, présenté par The Guardian le 2 septembre 2024, est « le premier à explorer la manière dont les travailleurs romains ont utilisé les grèves, les boycotts, les émeutes et les rébellions pour faire entendre leur voix »note l’éditeur.
Dans l’Antiquité, les premiers syndicats d’artistes et d’ouvriers
Parmi les premiers groupes de travailleurs à s’organiser pour exiger collectivement de meilleurs salaires et conditions de travail, Sarah E. Bond cite les « Technitai » (τεχνιταί, « artistes », « artisans » en grec). Dévoués au culte de Dionysos, le dieu grec du vin, de la fête et du théâtre, ces serviteurs étaient chargés d’organiser des fêtes et des représentations théâtrales en l’honneur de la divinité, comme les Grandes Dionysies d’Athènes.
Cependant, après la mort d’Alexandre le Grand en 323 av. J.-C., la demande pour ces artistes itinérants s’accroît. Selon l’historien, cette popularité leur servirait, par le biais des associations, de levier pour faire valoir des revendications totalement nouvelles : bénéficier de garanties de voyage, d’un refuge, d’un salaire fixe, etc. « Ces unions sont essentielles, (…) car les acteurs et actrices de l’époque romaine sont considérés comme très déshonorantsSarah E. Bond explique au Guardian. (…) En raison de leurs déplacements constants, elles sont constamment menacées par des violences sexuelles, des agressions et des situations inconnues.
La spécialiste développe dans son ouvrage tout un tas d’autres exemples. Des armateurs, menaçant de suspendre les livraisons de blé si leurs conditions ne sont pas respectées. Des troupes de légionnaires, se révoltant contre une solde insuffisante – comme les émeutes de 14 après J.-C., dans le limes de Rhétie notamment. Des boulangers, refusant de fournir du pain en raison de son prix élevé. Des révoltes d’esclaves, comme lors de la troisième guerre servile entre 73 et 71 avant J.-C., menée par Spartacus, un gladiateur thrace…
Chez nos confrères, on évoque aussi une association de bâtisseurs romains, travaillant à Sardes (Turquie actuelle)… dans le cadre d’un contrat syndical. C’est du moins ce que suggère une inscription gravée, contenant tous les éléments indispensables aujourd’hui à ce type d’accord. Elle leur accorde 20 jours de congés, mais « stipule que si le contrat est résilié, nous enverrons un autre artisan de notre syndicat pour remplacer l’artisan malade »décrit Sarah E. Bond. Des termes qui auraient été pris au sérieux, puisque les amendes remontant à 459 après J.-C. semblent avoir été payées en conséquence dans la cité antique.
César, Auguste, Néron… Répression des mouvements ouvriers
L’historien rappelle cependant que ces mouvements ouvriers s’accompagnaient aussi d’efforts politiques pour les apaiser, les contrôler… voire les réprimer violemment. Jules César (100-44 av. J.-C.), le premier. En 47 ou 46 av. J.-C., il légiféra pour interdire les collèges (collège) et associations de toutes sortes, sauf les plus anciennes. Ces groupes, regroupant des artisans, des commerçants, voire des groupes religieux ou sociaux, étaient à l’époque le moyen le plus efficace de rassembler très rapidement les gens – et beaucoup étaient infiltrés par des factions politiques.
(César) a imposé de nombreuses lois, dont certaines étaient destinées à éteindre et à réprimer la sédition et la résistance, à commencer par la liberté de réunion. – Sarah E. Bond.
Après sa mort, les dirigeants romains imitèrent ses efforts. Auguste (63 av. J.-C.-14 apr. J.-C.), alors à la tête d’un empire, interdit toutes les associations non approuvées par le patronage impérial, sauf (encore) les plus anciennes. En 59 apr. J.-C., sous Néron, toutes celles de Pompéi furent interdites en réponse à l’affrontement entre ses habitants et ceux de Nuceria lors de jeux de gladiateurs. Et en représailles, le Sénat romain interdit de tels combats dans la célèbre cité campanienne pendant dix ans.
L’intervention rapide et décisive des autorités romaines face à cet incident témoigne de l’importance qu’elles attachaient à la prévention des troubles civils et au maintien de l’ordre. « Les Romains étaient terrifiés par tout groupe qui pourrait s’opposer à eux, et la meilleure façon d’y parvenir était de former des groupes professionnels. Car le travail des gens était lié à leur identité, tout comme c’est le cas aujourd’hui. »explique Sarah E. Bond.
L’experte conclut que jusqu’à présent, nombre de ses collègues avaient évité de comparer les anciens collèges romains aux groupes syndicaux modernes, de peur d’être anachroniques. D’autant que, du fait du nombre limité d’archives historiques, l’organisation du travail a été largement négligée dans les études sur l’Empire romain. L’action collective, qui remonterait donc à plusieurs milliers d’années, révèle « un monde bien plus semblable au nôtre que nous ne le pensons »elle dit, avant d’ajouter dans la description de son travail :
Alors que le monde commence à considérer la valeur – et même la nécessité – de la syndicalisation pour protéger les travailleurs, ce livre démontre que nous pouvons tirer de précieuses leçons des travailleurs de l’Antiquité et des tentatives du gouvernement romain de limiter leur liberté.
GrP1