La bande de Grignard démasquée
Cela a presque commencé comme une blague, « le genre de phrase qu’on lâche pendant les conférences sans vraiment y prêter attention »se souvient Odile Eisenstein. Ce jour de mai 2015, la chimiste française, tout juste retraitée du CNRS, fêtait son élection à l’Académie norvégienne des sciences et des lettres. Pour l’occasion, l’université d’Oslo, qui accueille la « professeure invitée » depuis 2012, avait réservé un amphithéâtre pour un échange avec chercheurs et étudiants. L’exercice touchait à sa fin lorsqu’une collègue la ramena au cœur du sujet : l’argent. La biologie et la biochimie en regorgent, mais la chimie était toujours à la peine. « Il se demandait comment trouver des problèmes suffisamment complexes et intéressants pour attirer des financements.elle se souviens. Je lui ai dit qu’il n’en manquait pas. Et puis, je ne sais pas d’où ça vient, j’ai cité la réaction de Grignard : tout le monde croit le savoir, mais en réalité, on ne comprend pas son mécanisme, et c’est particulièrement complexe. D’ailleurs, si ça intéresse quelqu’un… »
Sur l’un des bancs, Michele Cascella bouillonne. Recruté l’année précédente par un jury qui comptait Odile Eisenstein, l’Italien de trente ans est « choqué »Certes, il n’est pas spécialiste de la chimie organique, branche de la discipline qui abrite la fameuse réaction. Mais, comme tout chimiste, il a étudié dès sa première année d’université cette recette centenaire, couronnée d’un prix Nobel en 1912, à la base de la fabrication de nombreux alcools, abondamment utilisés par l’industrie. « En effet, j’étais persuadé que tout était connu. Je suis allé la voir après la conférence pour qu’elle me l’explique. Et je lui ai dit que je pensais qu’avec les outils de chimie théorique que j’utilisais pour étudier les systèmes biologiques, les membranes, les enzymes, on devrait pouvoir résoudre la question. Je lui ai proposé de collaborer. Elle a dit oui. Dans tout bon « cold case », il y a un événement inattendu qui ramène un vieux dossier à la lumière. Et dans ceux que je préfère, il y a une rencontre entre deux enquêteurs. Ici, il y avait les deux. »
Le dossier est ancien, en effet. C’est en effet le 14 mai 1900 que Victor Grignard (1871-1935) présenta à l’Académie des sciences une note sur « Quelques nouvelles combinaisons organométalliques du magnésium et leur application aux synthèses d’alcools et d’hydrocarbures. » Plus précisément, comme le veut le règlement, la note est lue par un académicien, en l’occurrence Henri Moissan (1852-1907), éminent découvreur du fluor et futur prix Nobel (1906). Grignard est alors totalement inconnu. Issu d’un milieu modeste, il rêve d’une carrière de mathématicien à Paris. L’annulation d’une bourse le conduit au laboratoire de chimie de Philippe Barbier à Lyon.
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