Quelle est cette pratique et comment les adolescents peuvent-ils l’éviter ?
Le temps des vacances est arrivé. La joie de cette perspective s’accompagne néanmoins d’une certaine crainte pour de nombreux adultes : la vision de l’adolescent ou de l’adolescente de la famille collé à son téléphone, s’adonnant à une activité désormais connue sous le nom de défilement.
Ce terme, qui désigne le défilement du contenu sur l’écran de votre ordinateur, de votre tablette ou de votre téléphone, est souvent accompagné d’un autre : défilement du destin. Cet ajout qualifie un phénomène, amplifié depuis la crise du Covid-19, consistant en un scrolling sans fin, qui pose d’importantes questions sanitaires. Un phénomène de lassitude face à un excès d’informations, de surcroît anxiogène, qui génère un processus cognitif bien connu : la surcharge cognitive.
Face à ce phénomène, les adolescents cherchent – et trouvent parfois – des moyens de garder le contrôle de leur navigation sur le web, et plus largement de leur temporalité. Exploration et conseils pour passer des vacances (plus) sereines ensemble…
Un phénomène partagé socialement
Tout d’abord, il est important de faire le point sur le phénomène de défilement du destinet de reconnaître son impact social. En effet, si l’accent est souvent mis sur les adolescents pour évoquer les craintes non négligeables que cette pratique fait peser sur leur santé mentale et sociale, la défilement du destin n’est absolument pas générationnel. En tant qu’internautes, nous sommes tous confrontés et soumis aux stratégies mises en place par les plateformes pour nous inciter à rester connectés le plus longtemps possible, et au même endroit.
Cette captation de l’attention nous concerne tous, quel que soit notre âge ou notre statut, dès lors que nous utilisons des objets connectés. De nombreux adolescents pointent du doigt des usages adultes des smartphones peu exemplaires, à l’image de Nicolas, 14 ans, qui s’amuse du paradoxe : « Mon beau-père va beaucoup sur Facebook, il y passe un temps fou et puis il me dit ‘Oh, doucement sur Snapchat, Nico !’ ».
Ce constat d’une « société d’aujourd’hui » qui rend le téléphone indispensable dans la vie quotidienne de chacun, et pour tous types d’activités, qu’elles soient professionnelles, scolaires ou personnelles, conduit Lucy, 16 ans, à appeler les adultes à une introspection :
« Je vois mes parents, ils sont parfois plus sur les écrans que moi, et c’est un problème général en fait, ça ne concerne pas que moi, ou les jeunes, il faut arrêter avec ça, les parents ne sont pas meilleurs et ils ne gèrent pas mieux les choses que nous, en fait. »
Entre culpabilité et stratégies d’adaptation
Les usages et pratiques numériques des adolescents accordent en effet une place majeure au smartphone. Cet objet total répond à des besoins de sociabilité extrêmement structurants et nécessaires à cet âge de la vie, mais aussi à de nombreux besoins informationnels, satisfaits au quotidien, en lien avec l’actualité ou des questions liées à leurs centres d’intérêt ou encore à leurs activités scolaires.
Quand on écoute les adolescents sur ce rapport au smartphone, il est frappant de constater la culpabilité qui émane de leurs propos. Ainsi, Ambre, 17 ans, confie : « Parfois, on s’en veut même à soi-même, parce qu’on perd du sommeil, on perd du temps en famille, on perd du temps à faire ses devoirs ou à faire des choses dehors ! », tandis que Melvin souligne : « Ce temps que tu passes comme ça, c’est franchement angoissant, et en même temps c’est compliqué parce qu’on ne peut pas non plus se couper du monde ! Il faut un équilibre, tu sais. »
Les adolescents recherchent cet équilibre en déployant de multiples stratégies pour tenter de garder le contrôle sur leur temps, leurs activités et leur estime de soi : « quand je perds du temps comme ça, je me sens inutile ! » constate Romane, 17 ans. Une enquête qualitative menée auprès de 252 adolescents de 11 à 19 ans a permis de documenter davantage ces stratégies.
Parmi ces stratégies, la plus courante consiste à activer le mode « Avion » ou « Ne pas déranger » sur le téléphone, dans l’espoir de favoriser la concentration sur une tâche. Certains prennent des décisions plus radicales, consistant à ne pas installer une application qu’ils ont identifiée comme potentiellement problématique pour eux. C’est le cas de Geoffrey, 17 ans, qui « a choisi de ne pas télécharger TikTok précisément parce que cela prend trop de temps ».
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Une autre stratégie souvent évoquée est de désinstaller temporairement une application, « pour laisser retomber la tension » face à l’afflux de notifications ; note Juliette, 17 ans. Cette stratégie est surtout adoptée par les lycéens soit en période de révisions intenses, soit lorsque la saturation s’installe :
« Parfois, je le sens, je me sens oppressée par elle et je n’en peux plus, alors je désinstalle l’appli. Tout de suite, j’ai l’impression que ça va mieux, je me sens moins sous pression, et puis quand j’ai l’impression d’être apaisée, un peu plus calme, disons, alors je réinstalle l’appli (…) Je ne peux pas du tout arrêter de l’utiliser, ce n’est pas possible, j’en ai besoin, elle me plaît, j’apprends des choses avec, je suis l’actualité avec aussi » (Apolline, 16 ans).
L’éducation, le meilleur ennemi du doomscrolling
Comment accompagner les adolescents dans ces efforts pour résister à la captation de l’attention et à la fatigue informationnelle qui s’ensuit ?
Certes, l’idée d’imposer un contrôle strict est illusoire, voire contreproductive, elle ne ferait que générer frustrations et tensions. De plus, une telle mesure n’offre pas de solutions à l’adolescent pour exercer un réel pouvoir d’agir. S’attaquer à ce problème nécessite une réponse éducative à plusieurs niveaux.
Il semble essentiel de considérer d’abord cette question pour ce qu’elle est : une question socialement partagée, qui nous engage tous dans des méandres et des recherches de tactiques pour éviter de nous perdre dans le flux. Pour favoriser la concentration et le contrôle, on peut ainsi (se) conseiller de désactiver au maximum les notifications des applications les plus chronophages. De plus, l’excès en toute chose est un défaut, et dégrade le plaisir ressenti dans l’activité : plus on maîtrise le temps passé en ligne, plus on le savoure aussi dignement. Voilà un argument qui peut faire mouche.
Cela dit, pour comprendre ce qui (nous) pousse à ce « scrolling morbide » (nom québécois pour défilement du destin), nous devons apprendre le fonctionnement de l’économie de l’attention, et saisir en détail les processus qui nous traversent lorsque nous sommes confrontés aux stratégies mises en œuvre par les industries numériques (dark pattern, emotional design, notamment).
Cette explication indispensable ne doit cependant pas faire peser la responsabilité du contrôle sur les seuls utilisateurs : l’arsenal juridique déployé, à travers la régulation sur les marchés numériques (Digital Market Act – DMA) ainsi que la régulation sur les services numériques (Digital Service Act – DSA), vise précisément à protéger les internautes et à tenter de faire contrepoids à la puissance économique et industrielle des plateformes.
Etant donné son importance quasi existentielle au sens littéral du terme, l’éducation aux médias et à l’information quotidienne doit intégrer cette problématique à la fois sociale et politique. Tous les adolescents évoquent leurs difficultés à faire face à cette fatigue informationnelle et aux processus de captation, mais aussi et surtout, ils évoquent leur désir de partager des moments de qualité avec les autres, y compris leur famille.
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Ces adolescents expriment le souhait d’être informés de manière apaisée, et d’être les dépositaires d’une capacité d’agir sur le monde qui les entoure. Nous ne pouvons que leur recommander et nous recommander à nous-mêmes de nous abonner à ces « médias positifs » dont la mission est de nous informer de nouvelles joyeuses. De quoi non seulement nourrir différemment les algorithmes en leur imposant un autre monde désiré, le nôtre, mais aussi partager des informations qui font du bien et enrichissent la sociabilité.
Finalement, ralentir face à l’accélération est un enjeu politique majeur. Car ralentir, stopper le flux, c’est prendre le temps de réfléchir et de mûrir sa pensée. Une qualité citoyenne. Et cela peut même passer par le scrolling… Ensemble.