Dix ans après l’attentat qui a décimé le journal satirique, le soutien à « l’esprit Charlie » reste fort dans le pays, selon notre sondage exclusif. Plus inquiétant, le sentiment d’érosion de la liberté d’expression sur la décennie écoulée est largement ancré dans l’opinion.
Dix ans déjà, et les Français n’ont pas oublié Charlie. Bien au contraire, à en croire le sondage exclusif OpinionWay que nous publions aujourd’hui dans le cadre de notre dossier consacré à la liberté d’expression. Une décennie après la tuerie perpétrée par les frères Kouachi et qui a emporté les vies de Charb, Cabu, Wolinski, Tignous et d’autres, 65 % des personnes interrogées affirment se « sentir Charlie ».
Un réflexe d’adhésion ou de sympathie pour les valeurs du journal satirique qui connaît d’ailleurs un regain de forme dans l’opinion. En 2023, seuls 58 % des Français se sentaient « Charlie », ce qui constituait le point plancher d’une lente érosion mesurée depuis l’attaque de 2015.
Les plus jeunes ne sont pas Charlie
« Ce sont effectivement des résultats surprenants », reconnaît Frédéric Micheau, directeur des études d’opinion de l’institut Opinionway. Pour le sondeur, « l’effet commémoration » joue à plein : « À la faveur de cet anniversaire, les gens se replongent dans des événements qui ont fortement secoué le pays. Il faut y voir le signe d’une implication personnelle dans la vague d’émotion collective qui s’était soulevée en 2015. Comme une forme de fidélité dans le temps par rapport à celle-ci. » Sur le fond, l’expert analyse dans ces résultats « un soutien plus marqué que ces dernières années pour la laïcité et la liberté d’expression. »
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Cependant, cette adhésion générale à l’irrévérence française et au blasphème masque certaines faiblesses. Si les plus de 50 ans se sentent résolument Charlie, ils ne sont plus que 62 % à l’être parmi les 25-34 ans et, plus inquiétant, seulement 46 % à le ressentir parmi les 18-24 ans, seule tranche d’âge qui, majoritairement, ne se sent pas Charlie (54 %). « On le mesure régulièrement : la laïcité est une notion complexe, pas toujours comprise, et que les plus jeunes associent parfois à une offense aux religions », explique notre interlocuteur, qui renvoie à « la vision anglo-saxonne de la laïcité véhiculée par les réseaux sociaux. » Pour autant, « il ne faut pas surinterpréter ce résultat. Cette tranche d’âge était enfant au moment des attentats de 2015. Elle n’a donc pas vécu l’événement de manière directe, elle en a même été protégée par les parents. Pour les 18-24 ans, l’attentat de Charlie Hebdo est considéré comme un événement historique, plus distant. »
Le RN et LFI, menaces contre la liberté d’expression
L’autre grand enseignement de notre enquête, bien plus négatif, souligne le fort sentiment d’érosion de la liberté d’expression dans notre pays depuis dix ans. Quelque 63 % des personnes interrogées estiment que celle-ci a reculé en France sur la dernière décennie, contre 26 % qui estiment que la situation est restée inchangée et 10 % qui pensent au contraire qu’elle s’est renforcée. « Ce sentiment est particulièrement présent chez les ouvriers et les employés, relève Frédéric Micheau. C’est l’idée qu’on ne peut plus dire ce que l’on pouvait dire avant. L’idée que le politiquement correct est partout et que la voix de chacun ne compte pas. » Et le spécialiste de citer, comme illustrations récentes de cette lame de fond, le mouvement des Gilets jaunes de 2018 ou le recours par le pouvoir à l’article 49.3 de la Constitution pour entériner des réformes impopulaires.
À ce jeu de chamboule-tout, rien, ou presque, n’est épargné : les réseaux sociaux, les chaînes d’info, comme les religions, tous ces « items » sont considérés négativement. Le champ politique, lui, n’échappe pas à la règle : 64 % des personnes interrogées considèrent que l’extrême droite menace la liberté d’expression. Une proportion qui monte même à 73 % du côté de l’extrême gauche. Étonnant pour des mouvements qui revendiquent pourtant un positionnement « anti-système » ? « Ces deux blocs sont dans une logique d’affrontement qui est très brutale et que les gens rejettent majoritairement, balaie Frédéric Micheau. C’est en raison de cette perception dégradée que le RN et encore plus LFI sont considérés aujourd’hui comme des menaces pour la liberté d’expression. »