Dans Physique extrême Publié par Albin Michel, le physicien Julien Bobroff a mené l’enquête pour nous offrir un panorama des records de la physique. Il nous plonge dans le monde de l’extrême, peuplé de machines extravagantes et de scientifiques heureux. Découvrez un extrait sur l’appareil photo le plus rapide du monde.
» C’était un moment surréaliste et extatique ! » Celui qui s’émerveille tant s’appelle Lihong Wang. Professeur au célèbre California Institute of Technology ou Caltech, il est depuis toujours passionné par la lumière, que son groupe de recherche manipule dans le vide, dans la matière et même dans le corps humain pour des applications médicales. Il a de nombreux exploits à son actif, mais son exploit le plus vertigineux a peut-être eu lieu en 2014. Cette année-là, il a réussi à concevoir l’appareil photo du record avec deux jeunes collègues.
Son principe repose à peu près sur la même astuce que les caméras à miroir tournant qui ont filmé les premières bombes atomiques. Au lieu de chercher à faire défiler un négatif, la caméra va plutôt envoyer les images prises les unes après les autres à différents endroits d’un capteur. L’image elle-même est captée avec un objectif simple, rien d’extraordinaire. Puis, et c’est là que réside l’originalité, elle est transformée en électricité. Chacun des grains de lumière qui la composent est converti en une petite avalanche d’électrons. La caméra à fente, plus connue des connaisseurs sous son nom américain de « streak camera », va utiliser une tension électrique de quelques volts seulement pour dévier les électrons vers le haut. L’image filmée se retrouve ainsi en haut du capteur. Puis la tension est brusquement réduite. Inévitablement, l’image arrive plus bas, puis plus bas, et encore plus bas. Les images finissent par s’étaler les unes après les autres verticalement sur tout le capteur. Il ne reste plus qu’à les séparer et à les réarranger pour obtenir un film, comme l’avait fait Muybridge un siècle plus tôt. La tension électrique régule le rythme.
Dans cette caméra ultra-rapide, l’image est envoyée vers de petits miroirs puis vers un détecteur qui transforme les photons en électrons.
Attention cependant, si on va trop vite, les images finissent par se superposer et le film devient complètement flou. C’est là que Wang et ses acolytes ont eu une idée. Ils ont décidé de coder les images en y ajoutant quelques petits points noirs à la manière d’un QR code, à l’aide de micro-miroirs judicieusement positionnés. À partir du film flou qu’ils ont récupéré, il ne leur restait plus qu’à faire… des maths. En repérant les points noirs, ils ont réussi à calculer comment retraiter les images pour obtenir un film net, quelle que soit la vitesse ! Grâce à cette astuce, la valeur incroyable de cent milliards d’images par seconde a été atteinte, oui, un cliché tous les centièmes de nanoseconde !
Au fur et à mesure que la tension du détecteur diminue, l’image se décale vers le bas. Le mouvement peut être capturé et décomposé progressivement.
Filmer la lumière…
Alors, que filme-t-on avec ça ? La réponse est simple : rien. Rien ne bouge assez vite. À une telle vitesse, tout semble parfaitement immobile… tout sauf la lumière, le seul phénomène assez rapide à notre échelle pour le voir bouger.
Bon, allons-y et filmons la lumière, pensa Wang. Il envoya un petit éclat de lumière rouge à l’aide d’un laser pulsé. Puis il prit des blocs de glace et les fit évaporer pour matérialiser le passage du laser. Et là, devant les yeux ébahis de la petite équipe, la vidéo ainsi capturée montrait un petit éclat rouge se dirigeant vers un miroir, rebondissant, et repartant dans l’autre sens, à trois cent mille kilomètres par seconde. Wang se souvient : « On n’aurait jamais cru cela possible. Pour la première fois, les humains ont pu voir la lumière voyager dans l’espace en temps réel ! « , une vieille fantaisie qui habitait déjà Galilée en son temps…
Le physicien de Caltech ne s’arrête pas là et décide de mettre à l’épreuve cette bonne vieille optique géométrique qu’on lui a enseignée au lycée, à commencer par les lois de Snell-Descartes. Ces lois décrivent comment la lumière est déviée lorsqu’elle passe d’un milieu à un autre. Pour preuve, observez votre jambe dans une baignoire, vous la verrez clairement déformée, l’eau déviant la lumière avant qu’elle n’atteigne votre œil. Plutôt qu’une baignoire, Wang choisit un morceau de résine transparente qu’il place sur le trajet du faisceau laser. Comme prévu, la lumière est déviée, et comme prévu, elle avance plus lentement, une autre loi bien connue de l’électromagnétisme. Comme dernière petite gâterie, les chercheurs envoient le laser dans une substance fluorescente. Une belle tache rouge néon apparaît et s’éteint presque immédiatement, en quelques dizaines de picosecondes seulement. Bref, toutes les lois sont vérifiées, mais les voir en direct pour la première fois fait chaud au cœur. (…)
Un nouveau monde au ralenti
L’équipe de Caltech n’a pas seulement utilisé sa caméra pour filmer la lumière. Elle l’a aussi utilisée pour observer notre cerveau en fonctionnement. J’exagère à peine, jugez par vous-même. Lorsque vous tenez actuellement votre smartphone ou votre ordinateur, la sensation du toucher est transmise à votre cerveau par votre système nerveux grâce à de petits signaux électriques. Ces signaux circulent le long des axones, sorte de prolongement des neurones qui vont assurer la communication entre eux via des synapses. Chacune d’entre elles ne mesure que quelques dizaines de micromètres de diamètre et les potentiels électriques circulent à grande vitesse. Pourtant, l’équipe de Wang a réussi à les filmer et à voir pour la première fois le courant se propager en direct, à plus d’une centaine de mètres par seconde.
Dernière avancée en date, Wang a légèrement modifié sa « caméra à streak » en utilisant des impulsions laser non seulement rouges mais de toutes les couleurs. Il a alors réussi à faire arriver chaque couleur à un moment différent sur l’écran. Au bout du trajet, un instrument optique, le réseau de diffraction, les sépare horizontalement : le rouge va à gauche, le bleu à droite, etc. Cette séparation s’ajoute à celle le long de la verticale. Le film des événements s’étale désormais dans toutes les directions, un véritable casse-tête pour reconstituer la scène. Mais les chercheurs y sont parvenus, ce qui leur a permis de filmer encore plus vite, et pas qu’un peu : la nouvelle caméra enregistre plus de deux cent mille milliards d’images par seconde, un record toutes catégories confondues. Muybridge semble un peu dépassé…
La caméra à fentes de Caltech n’est pas la seule du genre, car elle s’inscrit dans un vaste mouvement dans le domaine de l’optique. Ces dernières années, les inventions et les progrès se sont accélérés de manière fulgurante. De nouveaux outils de visualisation, que l’on croyait impossibles, se développent à un rythme soutenu. Cette série de succès provient de la conjonction de trois facteurs clés : l’apparition de nouveaux lasers à impulsions ultrarapides, l’invention de détecteurs toujours plus performants et l’émergence de traitements mathématiques d’images innovants.
Chacun invente sa propre invention : codage de fréquence, détecteurs à photons uniques, caméras à pixel unique, holographie quantique, etc. (…) On peut enfin suivre « en direct » à la picoseconde près la propagation des ondes de choc lors d’explosions, d’étranges ondes scélérates en optique, ou encore des réactions chimiques. Nous vivons peut-être l’âge d’or de l’imagerie. (…)
Justement, quels sont les progrès à venir ? Maintenant que nous savons voir les phénomènes les plus rapides, ou les plus cachés, quelles nouvelles prouesses pouvons-nous espérer ? Toujours plus rapide, toujours plus précis semblent être les maîtres mots.
Certains rêvent de filmer un jour la structure même de la lumière, de ne plus seulement voir avancer le faisceau laser, mais l’onde électromagnétique qui le compose osciller en direct. Un autre horizon prometteur est à chercher du côté du quantique. Depuis plusieurs années, les chercheurs parviennent à tirer parti de la nature quantique des photons pour obtenir de meilleures images. On a par exemple pu concevoir des microscopes qui visualisent la matière avec une résolution exceptionnelle grâce à des paires de photons intriqués, ou encore filmer un objet sans le regarder…
Optique de pointe, électronique de pointe, algorithmes de pointe, un peu de quantique pour assaisonner le tout, voilà désormais le cocktail gagnant pour filmer l’invisible et ses mouvements !
Julien Bobroff, Physicien, Professeur des Universités, Université Paris-Saclay
Cet article est republié par The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.