1874 ou la naissance de l’impressionnisme
L’impressionnisme n’aurait peut-être jamais existé. C’était un appel serré. C’est à la veille de l’exposition, en 1874, d’une trentaine d’artistes – dans le vaste atelier que leur prêtait le photographe Auguste Nadar – que Monet, sous l’impulsion de son frère Léon et d’Edmond Renoir, frère d’Auguste Renoir, peintre et directeur du catalogue, change le nom du tableau qu’il avait réalisé un ou deux ans plus tôt et l’intitule « Vue du Havre ». Léon Monet suggère » Impression « Edmond Renoir ajoute » Lever du soleil « . Et c’est dans son article du « Charivari », quelques jours après l’ouverture, que le critique Louis Leroy – l’anecdote est désormais connue – ironisera : « Impression, impression, je me suis dit qu’il y avait de l’impression là-dedans puisque je suis impressionné. »
La rumeur court que certains des peintres concernés reprendront leur travail, mais seulement quelques années plus tard. On aurait cependant tort de penser qu’ils sont unanimement vilipendés. Ernest d’Hervilly, dans « le Rappel » écrit : « On ne saurait trop encourager cette entreprise audacieuse, recommandée depuis longtemps par tous les critiques et tous les amateurs. » « Le Gaulois », le 18 avril, sous la plume de Léon de Lora, assure que l’exposition est une « tentative très louable ». Autre critique, Jean Prouvaire nous invite à partir « tout vieux préjugé » à l’entrée et notons que certaines tables donnent surtout « l’impression des choses et non leur réalité même ».
La peinture en perpétuel changement
Globalement, la presse s’intéresse plutôt à cette exposition de ceux qui se sont annoncés comme artistes indépendants en marge du Salon officiel. Chaque année, des centaines de tableaux agréés par l’Académie des Beaux-Arts, parmi des milliers, y sont exposés du sol au plafond. La peinture dite académique, avec ses grands sujets historiques, antiques ou mythologiques, ses pièces courageuses comme la « Naissance de Vénus » d’Alexandre Cabanel (1863) qui reste, pour autant, une star du musée d’Orsay, est prédominante. là. .
Cependant, certains indépendants y ont été acceptés à quelques reprises. Manet lui-même, dont « Déjeuner sur l’herbe » et « Olympia », peints la même année que « Vénus », ont fait scandale, aura à coeur de mener la bataille de sa peinture au Salon. Par ailleurs, s’il apparaît à Monet, Renoir, Sisley, Pissarro, Berthe Morisot, Degas, Cézanne, tous présents à l’exposition de 1874, comme une figure tutélaire, il n’exposera pas avec eux. Même s’il les rencontre régulièrement dans les rencontres informelles du café Guerbois, rue des Batignolles, en même temps que des écrivains comme Zola, entre autres.
En fait, l’impressionnisme ou ce qu’il représente n’est pas né en 1874, même si l’on retient cette date clé. La peinture a toujours été en mouvement et n’a cessé de se renouveler, s’opposant s’il le fallait aux périodes précédentes. Baroque au début du XVIIe sièclee Le siècle s’oppose au maniérisme et se tourne vers le séduisant rococo de Boucher, Fragonard, Tiepolo, auquel s’oppose le néoclassicisme de David, exaltant la vertu et les attitudes nobles liées à la Révolution pour devenir la peinture propagandiste de l’Empire…
Chez Delacroix et le romantisme – pensé à certains égards comme réalisme – la couleur et l’enthousiasme de la forme font leur retour… Ce fut déjà le cas en Espagne avec Goya, avant cela encore en Flandre avec Rubens, que Delacroix admire et dont il fait l’éloge de « l’inachevé », avec Jordaens (on retrouvera sa touche chez Manet) ou encore Frans Hals…
Le mouvement Macchiaioli
En partie, le renouveau de la peinture dans les premières décennies du XIXe sièclee Le siècle verra un nouvel intérêt pour le paysage. Auparavant, des artistes comme Ruisdael aux Pays-Bas, Claude Lorrain en France, Salvator Rosa en faisaient une composante essentielle de leurs peintures. En Angleterre, Thomas Gainsborough au XVIIIe sièclee siècle lui donne une large place dans plusieurs ouvrages (« la Charrette », « les Andrews Spouses »), mais c’est avec John Constable et William Turner, dans la première moitié du XIXème sièclee, qu’une nouvelle vision de la peinture s’affirme. « Tempête sur la mer » pour le premier, en plus de nombreux tableaux ancrés dans la campagne anglaise ; « Rain, Steam and Speed » ou encore « Snowstorm » pour le second sont de véritables tournants, non seulement dans la représentation mais dans l’audace visuelle.
En Italie, le mouvement Macchiaioli né à Florence, formé de Macchia, qui signifie tache, inventé là aussi par un critique de manière péjorative, s’opposa à l’académisme dès le milieu du siècle. Privilégiant la couleur et les contrastes, rejetant ce qu’on appelait alors la peinture de grand format jusque dans le choix parfois de leurs formats insolites ou petits, ils s’orientent vers le paysage, vers des sujets quotidiens illustrant des scènes de vie modeste. Edgar Degas les rencontrera lors de plusieurs séjours en Italie. Parallèlement, le journal qu’ils fondèrent, le « Gazzetino delle arti del disegno », s’intéressa de près à la pensée anarchiste de Proudhon, comme en France Gustave Courbet, originaire du Doubs comme lui et qui le peignit à de nombreuses reprises.
Courbet donc. Son parti pris pour le réalisme, voire le naturalisme, se conjugue avec son goût pour les paysages de son pays natal (« le Chêne de Flagey », « la Grotte de la Loue »). Corot se tourne également vers des paysages, parfois teintés de mélancolie (« Souvenir de Mortefontaine »), qui, à certains égards, rappellent Watteau, mais qui sont convoqués pour eux-mêmes et non comme décor. A leur suite, les peintres de l’école nommée Barbizon (petite ville en lisière de la forêt de Fontainebleau) par un critique anglais font de la nature leur motif essentiel. Théodore Rousseau, Charles-François Daubigny, Jean-François Millet en sont les principales figures, reconnues par leurs pairs même s’ils ne se réclament pas d’une « école », et se situent en marge de la peinture officielle.
Le groupe des Batignolles
L’invention de la couleur dans les tubes et les lignes de chemin de fer qui facilitent les déplacements offrent également de nouvelles possibilités aux peintres. En Normandie, au Havre, à Honfleur, à Trouville, Eugène Boudin peint les bords de mer en privilégiant les lumières changeantes. Ses ciels devaient être admirés par Baudelaire qui, en 1859, parlait de « magies prodigieuses du ciel et de l’eau ». C’est lui qui, alors qu’à 34 ans il était déjà un peintre reconnu, invita le jeune Claude Monet, alors âgé de 17 ans, à le suivre. « Je dois tout à Boudin », dit l’auteur d’« Impression, Soleil Levant », qui se souvient : « Je l’ai regardé plus attentivement, et puis, tout d’un coup, c’était comme si un voile se déchirait : j’avais compris, j’avais saisi ce que la peinture pourrait l’être. »
Dans les années 1860, Monet, Renoir, Sisley et Bazille (tué en 1870 à Beaune-la-Rolande lors de la guerre contre la Prusse) étudièrent dans l’atelier de Gleyre, qui fut le maître de Whistler ; Pissarro, Guillaumin et Cézanne font connaissance ; les sœurs Morisot rencontrent Degas, Fantin-Latour et Manet. Tous ces gens formeront donc le groupe dit des Batignolles qui, dès 1867, conçut le projet d’une exposition qui ne serait pas celle des refusés du Salon officiel, comme ce fut le cas en 1863, mais serait véritablement indépendante.
Une trentaine d’artistes exposent alors, en 1874, 175 œuvres, vues, ce qui n’est pas négligeable, par 3 000 ou 4 000 visiteurs. Ils sont loin d’être tous dans la même veine. Les ventes par la suite sont très incertaines. Une deuxième exposition en 1876 reprend le terme impressionnisme. Certains critiques n’abandonnent pas. Pour un certain Albert Wolff en « Le Figaro »c’est « un spectacle cruel de pauvres hallucinateurs » et un homme a même été arrêté à la fin de l’exposition « qui mordait les passants » !
Dans les années 1880, l’impressionnisme s’impose progressivement et le succès international arrive. Sans doute les collectionneurs potentiels se rendirent compte qu’il n’était pas dangereux, même si au début on parlait d’artistes aliénés, voire communards amalgamés avec Courbet qui, lui, était en réalité membre de la Commune. En fait, aucun des impressionnistes n’y participa et, trois ans plus tard, aucune de leurs œuvres n’y fait allusion ni à la guerre avec la Prusse. Manet, qui a réalisé plusieurs gravures consacrées à la répression de l’insurrection parisienne, n’a jamais utilisé le terme impressionniste.
La représentation du réel devenue has been ?
En dehors de Degas, tout s’est passé comme s’ils étaient totalement indifférents aux événements. Pissarro, un anarchiste, semble avoir raté le sujet. Pour eux, il semble que la vraie vie soit ailleurs. Pour une partie de la vie moderne, avec la gare Saint-Lazare (Monet), parfois des immeubles à vocation industrielle (Sisley), mais sinon on va au « Déjeuner des Canotiers » dans une taverne (Renoir), on croise un paysan fille au chapeau de paille (Pissarro), une mère endormissant son enfant (Morisot)… Ce monde n’est pas faux, mais il est rassurant et, après quelques années d’adaptation, il peut bien prendre sa place dans les salons bourgeois où elle se trouve fut d’abord violemment rejetée. Le marché de l’art a une capacité exceptionnelle à digérer l’avant-garde.
On est cependant en droit de se demander si l’impressionnisme ne signe pas la fin d’une certaine conception de la peinture, à savoir la représentation de la réalité, même avec des moyens nouveaux. Aujourd’hui, les falaises d’Étretat appartiennent autant à Monet qu’à la géologie du bord de mer. Pourquoi pas? En libérant la couleur et la forme, l’impressionnisme ouvre certes la voie à d’autres aventures de la peinture comme le fauvisme, mais la peinture du début du XXe sièclee siècle, c’est plutôt Cézanne, de Gauguin, pour une part de Van Gogh, même si Monet à Giverny va très loin avec « les Nymphéas » dont on dit, un peu hâtivement parce que ce n’était pas son intention, qu’ils anticipent l’abstraction .
Peut-être, mais nous n’y parviendrons pas au 20e sièclee siècle pour peindre un champ de coquelicots en toute innocence. Max Ernst – qui rejoignit le groupe surréaliste après la Première Guerre mondiale, où il était sur le front allemand, avait ces mots : « Après ce que nous avions vécu, nos peintures de cette époque n’étaient pas faites pour séduire mais pour faire crier. » Il est vrai que le marché de l’art y est parvenu aussi.